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jamais avoir tort. Ce n’est pourtant pas l’avis de tout le monde : le pays est étrangement coupé en deux, le militaire d’un côté, le civil de l’autre, avec des passions si intenses que la sainteté du serment n’y a pas résisté. Tous, militaires et civils, avaient juré de dire la vérité et, dans la narration et l’interprétation des mêmes faits, pas un militaire n’a parlé comme un civil et pas un civil comme un militaire. Sur deux témoins, un mentait, mais lequel ? Entre temps, le préfet de police se prononçait contre un premier jugement et déclarait qu’un soldat sous les armes avait le droit de tout faire, parce qu’il représente le pouvoir souverain ; il ajoutait que la population d’Alsace-Lorraine était « presque ennemie. » Le kronprinz écrivait aux officiers poursuivis devant les tribunaux pour les approuver, les encourager, les soutenir. Un colonel accusé déclarait qu’il n’avait aucune confiance dans les pouvoirs civils. Sommes-nous en Allemagne, ce pays si fortement hiérarchisé, si durement discipliné ? Hiérarchisé, soit, mais il y a deux hiérarchies dont Tune est opposée à l’autre. Discipliné, nous le voulons bien, mais il y a aussi deux disciplines. Deux blocs se dressent, irréductibles et hostiles, sans qu’aucune parcelle de l’un puisse s’en détacher pour se fondre avec l’autre. L’armée tend de plus en plus à devenir un État dans l’État, à dominer l’État, à y faire la loi ou à la défaire, à la brutaliser, à la piétiner. Qu’il y ait là un danger sérieux, qui le nierait ? Les forces qui y faisaient contrepoids diminuent d’une manière sensible. Qui ne s’en inquiéterait ?

M. Lloyd George sans doute : il faut le croire puisqu’il le dit, mais nous ne saurions partager sa quiétude. Hier, l’Allemagne se préoccupait surtout d’augmenter sa force navale ; aujourd’hui, elle se préoccupe surtout d’augmenter sa force de terre ; demain, elle reviendra peut-être à sa première manière. Qu’arriverait-il, si, lorsqu’elle augmente sa force de terre, l’Angleterre diminuait sa force de mer, et si, lorsqu’elle augmente sa force de mer, la France diminuait sa force de terre ? L’Allemagne resterait forte sur terre et sur mer tandis que la France et l’Angleterre, après s’être affaiblies alternativement ici ou là, perdraient confiance l’une dans l’autre. Oublions M. Lloyd George ; mais puisqu’il nous a obligé de le regarder de près, n’oublions pas le tableau que présente l’Europe en ce commencement de 1914.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.