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privilégié. Les fées s’égaillent-elles toujours dans les clairières de la profonde forêt de Darney ? Je crois plutôt qu’elles se répandent partout à travers le monde. Savent-elles cueillir encore les sept plantes magiques ? Elles savent cela et tout le reste. Elles font et défont les enchantemens ; elles apportent l’espérance même au lit des moribonds, mais souvent leur rire, quand elles fuient, déchire les cœurs. Ce sont elles qui placent dans l’âme les folles résolutions et le désir de se sacrifier à tort et à travers. Jadis le passant égaré au milieu des aulnes d’un pâquis solitaire, s’il surprenait leur danse sous la froide lumière de la lune, se signait et s’enfuyait. Puissions-nous en user ainsi, toujours, avec ces enchanteresses !

Aujourd’hui, jour d’automne, les lointains sont dans la brume, pareils à la mer. Sur nous la jeune matinée resplendit de soleil. Les colchiques fleurissent la prairie ; les libellules frémissent et virevoltent sur les « mortes » auprès de la Moselle ; les poissons se chauffent au soleil. C’est une féerie ! Mais par-dessus ce monde accessible, j’attends, je sollicite, j’exige l’inaccessible. Il n’y a pas que le tangible, il y a tout le possible. Je ne me fie pas à mon regard borné, je franchis mes limites et j’appelle. Je sens un vide dans ce beau décor, et je vois la place où préside une invisible divinité.

Arbres fatidiques, dames fées des prairies et des sources, mystérieuse respiration des bois, vent du soir qui passe à travers les taillis, ô sentimens fragmentaires ! Je ne vois pas dans la nature les dieux tout formés des Anciens, mais elle est pleine pour moi de dieux à demi défaits. Toute une végétation subsiste au fond de nos cœurs, tout un univers submergé. La forêt de Brocéliande, le vieux domaine des chevaliers de la Table Ronde, où repose le prophète Merlin, est à demi détruite, et, dans sa fontaine de Baranton qui bouillonne toujours, le perron magique est brisé. La forêt des Ardennes a disparu, et nul pèlerin ne va plus éveiller à Niedermendig le souvenir de Geneviève de Brabant. Les Carmélites à Domremy, sous le Bois-Chenu, boivent impunément l’eau de la Fontaine des Groseilliers. Depuis des siècles, le crépuscule est descendu sur les forêts merveilleuses. Leurs hôtes vaincus gisent au fond des lacs et dans les ravins sous les feuilles mortes. Et pourtant, à chaque fois que je traverse un champ du feu, une roche des fées, une solitude, je les appelle d’une voix insensée.