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crois incapable, je ferais scrupule, si j’étais en sa place, de troubler de gaieté de cœur l’esprit et la fortune d’une personne qu’il est si facile d’éviter.


Mais, cette fois, Sévigné parut décidément pris. Sa mère avait beau affirmer qu’elle ne donnerait jamais son consentement, qu’elle ne signerait point à son contrat de mariage. Le baron, chez qui, d’ordinaire, le désir cédait vite à une opposition, — à moins qu’il ne se dissipât tout bonnement par distraction, — montrait enfin une certaine énergie. Il suivit en Basse-Bretagne Mlle de La Coste ; et le refus de sa mère ne le fit pas venir à résipiscence.

Et cette femme qui fixait un inconstant était une vieille fille de Lannion, sans beauté, sans fortune… Comme il est émouvant de voir se développer et vieillir devant nous un caractère ! le regarder prendre, entre les mille tournans que présente la réalité, celui auquel nous ne pensions pas… ! Voilà la magie des livres, — des Mémoires surtout et des biographies : — dans leur miroir enchanté nous nous apercevons, en raccourci, de la longue et lente élaboration des années. Ce gentil petit-fils de don Juan aurait pu, au moment où le plaisir physique s’émoussait, devenir un vicieux, un triste « vieux marcheur. » Mais, au contraire, il sortira, comme spiritualisé, de sa vie de plaisirs, sachant fort bien qu’il faut chercher ailleurs que dans ces joies faciles ce qui peut inspirer le véritable attachement du cœur. Il est touchant à ce moment, tiraillé entre un grand amour honorable et la crainte de blesser cette chère « maman-mignonne » qu’il aimait plus que tout au monde. Et pourtant il faut qu’il trahisse, qu’il désespère, qu’il blesse, soit l’une, soit l’autre, de ces femmes adorées. Ecoutons un instant l’écho de ce douloureux combat de sentimens ennemis, tel que nous l’entendons dans les lettres de Mme de Sévigné :


Ier novembre 1679.

Mon fils est tristement aux Rochers. Il dit que le premier soir, quand il se trouva tout seul dans mon appartement, avec les clefs de mes cabinets qu’on lui donna, il fut saisi d’une pensée si funeste, et cela ressembla tellement à une chose qui arrivera quelque jour, qu’il se mit à pleurer, comme quand le bon abbé recevait Notre-Seigneur. Il m’assure fort qu’il n’épousera point la petite personne dont je vous ai parlé… il me persuade qu’il n’a point envie de faire une sottise ; mais, comme il est faible, et qu’il me mande tous les jours qu’il est défiant de lui-même, — qu’il est deux ou trois hommes tout à la fois, — je lui dis que le plus sûr est de ne