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Voilà où la passion politique peut conduire un grand esprit sensé, un catholique convaincu ! Le comte de Maistre a oublié une de ses maximes favorites : « J’ai toujours observé qu’on peut tout dire aux Français ; la manière fait tout. » Ici, il a par trop négligé la manière. Cette même passion qui l’égare parfois, le porte à maudire l’Autriche, qu’il considère comme l’ennemie naturelle et éternelle du roi de Sardaigne. « Elle adore Bélial, » dit-il en parlant de son abaissement devant Napoléon. Aussi, comme il se réjouit de ses défaites ! » Tout a été perdu à Austerlitz, s’écrie-t-il. Après une lutte terrible de trois siècles, le génie de la France l’emporte irrévocablement… Plus j’examine ce qui se passe, plus je suis persuadé que nous assistons à une des grandes époques du genre humain. Ce que nous avons vu et qui nous paraît si grand, n’est cependant qu’un préparatif nécessaire !… » Il constate ainsi le triomphe de Napoléon : « Jusqu’à présent la Bête a prévalu. Toute la terre le suit et l’adore. Elle a bien une dizaine de têtes et autant de diadèmes en tout comptant. Je ne sais quand elle sera jetée dans l’abîme. » Cependant, il ne perd pas confiance. Il croit toujours au triomphe de la religion et de la royauté. « Cette immense et terrible Révolution fut commencée avec une fureur qui n’a pas d’exemple contre le catholicisme et pour la démocratie. La Révolution sera pour le catholicisme et contre la démocratie. »

L’empire français n’est pourtant pas trop rigoureux pour le comte de Maistre. On le raie en 1805 de la liste des émigrés et on l’autorise à rentrer en France, quoiqu’on sache qu’il travaille énergiquement pour les intérêts de son maître le roi de Sardaigne, qu’il est en relations intimes avec Louis XVIII et le duc de Blacas, et que son fils Rodolphe est devenu officier dans le régiment des chevaliers-gardes du Tsar.

Le 29 mai 1806, après les nouveaux succès de Napoléon, il s’écrie : « Il est malheureusement plus que douteux que ces deux puissances formidables (la Russie et l’Angleterre) aient la force d’amener Napoléon à des conditions raisonnables. Vous venez de voir le triste sort du roi de Naples !… Il y a bien peu de têtes capables de se tirer de telles circonstances. Un Richelieu ou un Ximenès succomberaient peut-être. » Il déplore l’aveuglement de Pitt qui vient de succomber. « Il s’est trompé, dit-il, sur la Révolution et s’est obstiné à faire une guerre anglaise au lieu de faire une guerre européenne. Jamais il n’a voulu agir ni par