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messieurs de la terrible famille s’égorger eux-mêmes, sans que nous nous en mêlions et même malgré ce que nous faisons pour leur heureuse conservation ! Si Murat était demeuré sage et tranquille à la petite place où il s’était assis, qui sait ce qui serait arrivé ? Son auguste beau-frère arrive sur le continent et c’est pour le perdre. Et il en sera de même, je l’espère, de l’aimable Napoléon, qui n’est revenu en France, à moins que je ne me trompe tout à fait, que pour nous débarrasser de lui. Le jacobinisme, qui reparaît, n’est mauvais qu’en apparence ; dans le fond c’est utile pour avilir et annuler Bonaparte. Après quoi, il finira, car ce parti ne peut durer[1].

Enfin, dans une lettre du 5 juin à Saint-Marsan, Joseph de Maistre s’exprime ainsi : « Par vos lettres, j’ai vu que l’arrivée de Napoléon et la défection de l’armée vous avaient donné un Batti-cuore d’importance. Rien n’était plus naturel cependant. Il n’est revenu que pour perdre lui et les siens. Quelle force aurait pu renverser Murat après tout ce qu’un sublime politique (Metternich) venait de faire pour lui ! Son beau-frère pouvait seul s’acquitter de cette bonne œuvre et il l’a faite. Lui-même, comment avait-il péri ? Par lui… Et comment périra-t-il de nouveau ? Par lui-même. Nous sommes bienheureux que l’orgueil lui ait deux ou trois fois tourné la tête complètement. S’il avait pu la tenir d’aplomb, je ne sais trop ce qu’il en eût été. Heureusement, il a si bien manœuvré qu’il nous a défait de lui-même une première fois. Ou je me trompe fort, ou son second règne se sera pas long, si même il a recommencé. Car à parler exactement, il n’y a plus de Bonaparte. Cet homme, que nous voyons aujourd’hui emmaillotté par les Jacobins, n’est plus celui que nous avons vu. Enfin, nous verrons[2] ! »

Quinze jours après cette étonnante prédiction, éclate le coup de foudre de Waterloo. Un mois après, Joseph de Maistre écrit : « Bonaparte et ceux qui l’ont rappelé ont commis le plus grand crime imaginable contre la France, puisqu’ils l’ont anéantie publiquement. » Il est cependant assez sincère pour avouer que Louis XVIII a plutôt perdu dans l’opinion et que son manifeste a été froidement accueilli. Lorsqu’il apprend la capture de Napoléon, il s’écrie : « Il est permis de penser que nous avons vu le dernier acte. On parle diversement de la résolution prise

  1. Lettre interceptée à Vienne.
  2. Ibid.