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par les souverains d’épargner la vie de Bonaparte. Prenons la chose par le bon côté et admirons la philosophique humanité qui épargne ce féroce ennemi du genre humain. Avant le traité de Paris, je n’aurais pas voulu le juger, car il n’y avait point de loi, et celui qui condamne sans loi, tue au lieu de faire mourir ; mais maintenant où serait le doute ? Bonaparte est un révolté comme un autre. Il est entré à main armée dans les Etats du prince légitime reconnu par l’Europe entière. C’est un criminel de lèse-majesté purement et simplement, et tout le reste de son dossier pourrait être examiné par occasion. L’idée prise en avant, surtout en Angleterre, de le faire juger par des députés de tous les souverains d’Europe, a quelque chose de séduisant. Ce serait le plus grand et le plus imposant des jugemens qu’on eût jamais vu dans le monde. On pourrait y développer les plus beaux principes du droit des gens, et, de quelque façon que la chose tournât, ce serait un grand monument dans l’histoire. »

Quels juges aurait-on choisis et quelles eussent été leur compétence et leur impartialité ? Vis-à-vis de Napoléon, lequel d’entre eux eût eu quelque indépendance ? Quel eût été l’accusateur public ? Un Fouché, un Talleyrand se fussent peut-être offerts, et le tribunal, composé des anciens courtisans de Napoléon, eût probablement loué et admiré leur noble et convaincante éloquence ! Quant à dire que c’aurait été un beau spectacle, il fallait toute la haine du comte de Maistre pour l’affirmer. Il y en a eu un autre ; mais celui-là odieux, cruel. Ce fut le concert sournois de toutes les Puissances se hâtant d’envoyer à six mille lieues de l’Europe dans une île maudite, sur un sol ingrat, dans un climat délétère celui qui pour ses courses immenses trouvait le monde trop petit. On mesura à Napoléon la terre, l’eau et la lumière ; on appela sur lui, pour déterminer plus sûrement sa fin, la rigueur des élémens. C’est à petits coups prévus qu’on lui versa la mort et toute l’infamie d’un Hudson Lowe, que certains historiens cherchent vainement à excuser aujourd’hui, de celui que l’Empereur appelait « une face patibulaire, » « homme retors, abject et capable de tout, oui de tout, » et qui s’appliqua à consommer lentement et sûrement un lâche attentat… Certes, il eût mieux valu, comme le disait Joseph de Maistre, réunir un tribunal européen pour juger l’Empereur ; Napoléon eût pu amener lui-même ses accusateurs à la barre, trouver des accens surhumains