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désespérer. Il y a des choses qui ne peuvent se faire subitement. La Justice boite, à ce que disent les Anciens, mais à la fin elle arrive. »

Six mois après, le 28 mai 1816, il écrit : « Les nouvelles de France sont inquiétantes. Toujours ce pays agitera l’Europe en bien ou en mal. Qui sait ce que nous verrons encore ? Les Anglais font bien mal de tant parler de Bonaparte et de le tenir pour ainsi dire présent à tous les yeux. On expose son buste dans les dîners d’apparat. On sait ce qu’il fait, ce qu’il dit, les impertinences qu’il se permet, tandis qu’il faudrait le faire oublier parfaitement. La Révolution n’est pas finie ; les principes révolutionnaires sont montés bien haut. On croit que les princes peuvent faire des princes, et les princes eux-mêmes croient pouvoir en faire d’autres sans femmes : voilà du cynisme terrible qu’il faut déraciner ! » Puis quelques mois après : « La personne de Bonaparte seule a disparu, mais son esprit demeure. Il a fait des nobles, il a fait des princes, il a fait des rois ; tout cela subsiste. Le roi de France porte son Ordre. Il est tombé seul et parce qu’il l’a bien voulu et parce qu’il devait tomber. Quant à sa Maison, en possession de biens immenses et liée par le sang aux plus grandes maisons souveraines, rien ne peut la faire rétrograder. » Le comte de Maistre plaint Louis XVIII, qui sait qu’il est garrotté, qu’on lui a dicté de dures lois et qu’il lui faut obéir. Cependant, il ne désespère pas tout à fait. Il faut, suivant le célèbre écrivain, tenir compte d’un grand élément politique, le Temps. Sans doute, il y aura encore beaucoup d’oppositions et de tiraillemens, mais tout pourra s’arranger, malgré les ultra, les citra et les juxta. Il croit au triomphe définitif de la légitimité, sans prévoir, lui le devin politique, que dans treize ans, tout son système s’écroulera. Mais il n’assistera pas au triomphe de la monarchie constitutionnelle. Il s’éteindra en 1821, quelques jours avant que les troubles qui agitaient le Piémont y déchaînent une révolution. Pourtant, il ne quittera pas la terre, malgré son optimisme affecté, sans une certaine tristesse. « Je finis avec l’Europe, dira-t-il ; c’est s’en aller en bonne compagnie. » Il était sorti de la Savoie en 1792, dépouillé de tous ses biens, et il ne laissait à ses enfans, pour tout héritage, qu’un modeste domaine. Dans une époque où tant de politiques s’enrichissaient aux affaires, il avait fait rapidement connaissance avec la pauvreté, et celle-ci, le trouvant de bonne