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Chevardière et Dubois. Ses maîtres en science sociale, il ne les reniera jamais et, au contraire, partout où il en trouvera l’occasion, il leur paiera un tribut de reconnaissance, ce sont Fourier et Saint-Simon. Sur le navire où il suppose être en voyage pour la grande exploration,


Au début, dit-il, nous étions beaucoup à scruter des yeux l’horizon. Les uns venaient du XVIIIe siècle, d’autres se prétendaient envoyés du Destin. J’ai vu grands et petits disparaître l’un après l’autre sans me laisser de solution.

J’ai vu Napoléon ; j’ai vu aussi le vieux Buonarroti, le descendant de Michel-Ange et l’héritier de Robespierre. J’ai été embrassé, au moins deux fois en ma vie, par La Fayette, placé comme le zéro du thermomètre entre deux systèmes, la congélation par le despotisme et la dilatation jusqu’à l’état de vapeur par l’esprit révolutionnaire.

En réalité, mes vrais compagnons étaient Saint-Simon et Fourier. Ils s’étaient embarqués avant moi. Le Destin me réunit à eux ; mais à peine m’étais-je approché qu’ils disparurent. L’un est mort en pleine sérénité, mais avec trop d’illusion. L’autre, par un contraste étrange entre sa fin et ses opinions, se traîna en mourant au pied d’un crucifix. Et maintenant me voilà seul, considérant les vagues profondes et le ciel étoile.


Avec quelle ironie cruelle Pierre Leroux prend contre Mazzini la défense de Saint-Simon ! Fourier, pour lui, « c’est tout un monde. » Et à Cabet aussi il rend hommage : « Salut à toi, aussi, Cabet ; » il ne supporte pas qu’on le calomnie ou le salisse : « C’est un honnête homme ; » mais il ne verse pas de l’apologie dans l’apothéose. Au fond, il lui sait gré, n’ayant pas « cinquante élèves de l’École polytechnique dont il pût surexciter l’ambition » ni « des fils de millionnaires pour lui fournir des subsides, » de « s’adresser à des ateliers de tailleurs, de cordonniers, aux pauvres, aux non-lettrés, aux déshérités, comme on s’est habitué à dire. » A peine lui reproche-t-il de tenir « son Voyage en Icarie pour un Coran, » de se baptiser et de baptiser ceux qui s’enrôlèrent sous son drapeau Icariens ou encore Communistes icariens.

Mais, sûrement, des maîtres qu’avoue Pierre Leroux, Saint-Simon est demeuré le plus cher et le plus imité : peu s’en faut qu’il ne soit, par le disciple enthousiaste, égalé à un Dieu :


… Je pense à mon maître.

Je me le représente toujours écrivant à un ami : « Depuis quinze jours je mange du pain et je bois de l’eau, je travaille sans feu, et j’ai vendu jusqu’à mes habits pour fournir aux frais de copie de mon travail. C’est la passion de la science et du bonheur public, c’est le désir de trouver un