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envie que la roue tourne, et de tourner la roue, fût-ce par la force, afin que demain ce soit leur tour ; chez les bourgeois, le dédain de la politique, à l’instant où leur intérêt leur commanderait le plus de ne pas s’en éloigner, et où les ouvriers, précisément, s’y éveillent ; en somme, une bourgeoisie sans résistance, sans confiance en rien, ni en son roi, ni en son droit, ni en la foi, ni en la loi, ni en quoi que ce soit, d’un scepticisme bas et bref, et qui met toute son activité, comme toute sa conscience, à s’enrichir ; le gros de la nation, les fameux vingt-quatre vingt-cinquièmes, ayant une demi-instruction pour se prendre aux sophismes, des forces pour l’œuvre de violence ; assez de souffrances réelles pour entretenir les haines et les appétits ; assez peu de misère vraie pour n’en pas être abrutie, et même assez de bien-être naissant pour le goûter agréablement et en désirer davantage ; un gouvernement, enfin, trop attentif aux exercices parlementaires, aux manœuvres de M. Thiers et aux humeurs de M. Odilon Barrot ; rempli d’ailleurs de bonnes intentions et qui fait beaucoup pour les ouvriers, mais sans le dire, tandis qu’il vaudrait mieux le dire très fort, même sans le faire.

Dans ce milieu et dans ce moment passe l’homme de 1848. Et il a rapidement passé. Mais qu’il ait passé, quelque chose en a été changé dans l’homme des temps à venir. Cette variété de l’espèce humaine a déterminé une variation dans l’espèce ; l’aventure de cet ouvrier a conditionné depuis lors la vie de la classe ouvrière. 1848 n’a pas été seulement le point de jonction des deux révolutions, politique et économique. Ç’a été le point d’aboutissement de la plus grande des révolutions, celle qui enfante toutes les autres, les amène, les déchaîne, ou les rend toutes possibles : la révolution psychologique.


CHARLES BENOIST.