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candeur et une bonhomie étonnantes, à la censure d’un sous-ordre. « Voilà, disait Voules, un passage qui nous mènera en justice et qui nous vaudra de gros dommages-intérêts ! » Docilement, Labouchere raturait le passage dangereux. Un jour, il passa la plume si négligemment sur les lignes indiquées qu’au lieu de les effacer, il les souligna ; de sorte qu’elles parurent dans le journal en italiques : ce qui aggravait singulièrement l’insulte. De là scandale et procès. Mais la bonne foi et la bonne humeur de Labouchere désarmaient ses adversaires, et il arriva souvent qu’il se fit des amis de ses victimes, dès qu’elles entraient en contact personnel avec lui, quelquefois même sur le banc du prétoire, où elles étaient venues plaider contre lui.

De même que sa fortune le rendait indifférent au gain, son caractère l’élevait au-dessus des petites vanités de l’homme de lettres. M. Bennett, qui l’a si bien connu, nous assure qu’il n’écrivait ni pour se relire, ni pour être lu, mais simplement pour le plaisir d’écrire. Cette joie suprême de tenir une plume dans ses mains et de s’en servir, nul écrivain, même parmi les plus grands, ne l’a mieux savourée que lui. L’impression, la publicité, le succès n’y ajoutaient rien, et il lui est arrivé de griffonner nombre de pages qu’il oubliait d’envoyer à l’imprimerie. Dans son privilège de propriétaire de journal, ce qu’il voyait de vraiment précieux, c’était la facilité d’écrire comme il lui plaisait. Un jour, il remplissait sa chronique financière du récit de ses aventures avec les brigands mexicains. Un autre jour, son article hebdomadaire de critique dramatique contenait, en trois colonnes, le souvenir de son voyage en Terre-Sainte. Quel directeur n’eût fait la grimace à de telles incartades ? Mais le public s’en amusait autant que l’auteur lui-même.

Comme écrivain, Labouchere n’avait aucune prétention à la virtuosité et ne demandait aux mots que de traduire exactement sa pensée, sans l’exagérer ni l’amoindrir. De temps en temps, le grain de sel de l’humour, une comparaison bouffonne et, dans tout ce qu’il écrivait, cette rapidité heureuse, ce mouvement continu qui, avec la précision et la clarté de l’expression, est la qualité souveraine de l’écrivain. Il n’était point artiste, il ne savait point « finir. » Lorsqu’il relisait son article en épreuve, ce n’était jamais pour polir sa phrase, mais pour y glisser des argumens ou des traits qui surgissaient dans son esprit. Cette phrase, qui ne languissait jamais dans les faux