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comme des flammes. Voici les longs masques malades de ses derniers portraits, les ascètes exaltés, les saints François sauvages ; et, parmi ces images de fièvre, deux secrets romanesques, deux visages charmans à regards de jeunes femmes…

Aimez-vous les portraits, ceux dont on ne sait rien, ni la date ni le nom, et qui vous frappent, comme certaines figures entrevues dans la rue, dont on emporte une image qu’on n’oubliera plus ? C’est une vie devinée dans l’espace d’un éclair. Ainsi certains peintres dessinent dans la vision d’un instant toute une existence. Cela arrive quelquefois à certains génies dans les portraits qu’ils font des grands personnages de l’histoire : Titien a su donner de Charles-Quint ou de l’Arétin des images qui épuisent toute la réalité. Je préfère pourtant celles sur lesquelles on manque de toute information, et qu’on n’est pas tenté de confronter avec des faits. On est libre d’imaginer le roman de ces visages, l’histoire qui aurait pu être la leur, la destinée qui leur ressemble. Personne plus que Greco n’a su faire surgir de ses modèles cette figure intérieure. Sa sublime rangée de portraits du Prado, ou la haie d’assistans aux Funérailles du comte d’Orgaz, sont composées entièrement de chefs-d’œuvre de cette espèce. Qui sont ces bacheliers, ces gentilshommes ? On l’ignore : et on voit en eux ressusciter un monde.

C’est dommage que ces méthodes, si excellentes pour la rêverie et même pour l’intelligence de faits d’un certain ordre, ne vaillent plus rien dès qu’il s’agit de questions particulières. Les guides d’autrefois n’y regardaient pas de si près ; ils avaient toujours une histoire à raconter sur chaque portrait. Mais nous ne voulons plus de légendes. Si pourtant la légende est explicable et naturelle, c’est quand elle parle d’un portrait de femme. Que sera-ce d’une jeune femme, et peinte par Greco ? Que sera-ce dans un pays où, excepté les reines, et, en dehors des mortes gisantes sur les tombeaux, le portrait de femme est toujours chose un peu insolite ? Déjà la galerie d’hommes que nous a léguée l’artiste nous donne l’impression d’une société d’amis, d’un petit cercle d’intellectuels, sans aucun caractère de commande ou de commerce. Ses portraits féminins ont certainement un sens plus personnel encore ; leur rareté extrême, leur nature particulière, la coiffure, la mantille, l’habit de condition modeste, l’absence d’apparat, le format intime et réduit, tout invite à y voir, à y chercher une confidence.