Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 19.djvu/819

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

corps sur lequel elle vit. Si elle a réussi à faire illusion aux Européens, on comprend qu’elle en imposât aux indigènes. Seul l’organisme chérifien était quelque chose de cohérent et de suivi dans les sables mouvans de la société moghrebine. Seul il avait des traditions. Les pompes dont la cour chérifienne entoure Sidna, « notre seigneur, » aux jours de fêtes religieuses, ont une grandeur indéniable ; elles donnent un spectacle unique au Moghreb.

Une idée, qui rehausse cette majesté matérielle, est à la base de l’autorité du Sultan : ce gouvernement dont nous venons de résumer la misérable pratique a cependant un principe : son chef est le représentant de Dieu sur terre. Il est bien rare qu’on lui conteste ce titre, même dans les régions les plus reculées du Siba. La prière se fait en son nom sur toute l’étendue du Moghreb. Les tribus insoumises qui résisteraient à ses troupes venant les plier à l’impôt, lui envoient assez souvent une hédya, un cadeau d’obédience religieuse, lors de la célébration des grandes fêtes islamiques. Cette hédya, véritable impôt pour les taillables du bled el Makhzen, n’est d’ordinaire pour les gens du Siba qu’un don sans valeur matérielle, mais qui vaut comme symbole : c’est l’hommage des croyons au calife. L’autorité religieuse du Sultan vient à l’appui de la diplomatie à l’intérieur dont nous venons de parler. Elle rend moins faciles les coalitions contre le Makhzen. Elle l’aide à trouver des alliés, même parmi les groupes les plus insoumis, disposés à venir pieusement « gaigner » en razziant les ennemis de Sidna. Si le Sultan, usant de la plus essentielle de ses prérogatives, fait un appel à la Guerre sainte, il n’est pas une tribu qui ne lui répondra par l’envoi de deniers et de guerriers.

Le principe et la pratique d’un tel gouvernement concouraient à rendre son emploi difficile à une puissance européenne intervenant pour réformer le pays. Ses exploitans devaient répugner à accepter le contrôle d’étrangers méthodiques, appliqués à réorganiser, à moraliser l’administration. De plus, si, pour sortir d’un mauvais pas, ils l’acceptaient pour un temps et comme un pis aller, ils se discréditaient aux yeux des croyans. Le Sultan, mis dans une telle posture, perdait sa raison d’être. Pour le maintenir et encore plus pour faire accepter des innovations décrétées par lui sur l’avis de ses conseillers étrangers, il aurait donc fallu non seulement donner