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actuelle de celui-ci, qui a une imagination sensuelle et une préhension très appuyée des objets matériels, on rencontre des images d’une assez grosse réalité, quelque chose de brutal et de cru. Dans une de ses odes les plus littéraires, l’Ode aux Muses, il a loué les figures des neuf Muses sculptées sur un sarcophage : ce sarcophage est au Louvre, dans le vestibule de l’escalier Daru, et il porte la mention : « trouvé sur la route d’Ostie. : » La sculpture est intacte ; elle montre Thalie tenant « le masque, le mufle énorme de la vie. » En effet, le masque qu’elle présente de sa main droite, le masque comique, est troué de cette énorme bouche qui le déforme, et le fait proprement bestial. M. Claudel sait que la vie a ce masque-là et il en a use, non sans force d’ailleurs.

Autre chose encore nous déroute : la composition de ses drames. Le lyrisme les immobilise quelque peu. Mais ce n’est pas tout. Ils sont conçus suivant un mouvement poétique et non un mouvement dramatique. Si je ne craignais que mon explication ne fût plus obscure que le problème, je dirais que, sur le plan où ces drames sont établis, ils suivent une ligne droite et non une courbe. On voit d’ordinaire dans toute action dramatique un point culminant, une sorte de lieu de partage des eaux, vers lequel le drame monte et se concentre, d’où il se déverse ensuite et redescend vers le dénouement. Chez M. Claudel, c’est plutôt un fleuve qui, d’une marche plus ou moins resserrée, conduit ses élémens à l’embouchure. Il y a à peine de conflits. Ce sont de grandes forces parallèles qui se côtoient. Ses personnages ont en eux-mêmes le sort du drame. C’est par ce qui se passe en chacun d’eux que le drame existe, les autres n’y font rien, ni les événemens extérieurs. Presque jamais ils ne se rencontrent et se heurtent. Quand cela leur advient, comme dans les deux scènes de l’Otage : entre Sygne de Coûfontaine et l’abject Toussaint Turelure qui veut la contraindre à l’épouser, entre cette même Sygne et le prêtre qui lui conseille d’accepter ce marché parce qu’un Otage sacré en est le prix, — de même que dans la scène du miracle de l’Annonce où les deux sœurs sont en présence et en opposition, — un élément nouveau paraît, le ressort scénique, le choc dramatique, et développe l’émotion essentielle du théâtre. Mais le fait est rare. Il faut chercher quelque chose d’autre dans l’ensemble des pièces de M. Claudel, une émotion d’un autre ordre, des conflits