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moins visibles : un tragique plus intérieur. Il réside dans la composition des personnages, dans ces créations curieuses d’êtres très humains, mais héroïques, « stylises » et isolés. Le conflit sera entre eux et leur destin, entre la vie et leur cœur, entre leurs natures toujours fortes et d’irrésistibles appels. Placés à côté les uns des autres, formant une foule de la plus grande diversité, et dessinés avec un puissant relief, chacun apparaît cerné d’une auréole ou d’un halo qui le met à part, achevé et solitaire.

Telles sont les deux causes de notre surprise première devant l’œuvre de cet écrivain : — le lyrisme, et le ressort poétique du drame. Une fois connues et admises, elles laissent le champ libre à l’examen de la beauté qui s’affirme par ces moyens si personnels.


J’imagine quatre degrés de connaissance pour l’œuvre de M. Claudel, comme quatre portes successives permettent de connaître l’intérieur d’une maison.

La première est sa qualité littéraire. »

Tout artiste original crée son langage. Cela est vrai des peintres et des musiciens comme des écrivains. La forme et l’idée sont inséparables, il n’y a pas commutation possible entre l’idée et plusieurs formes, il y a entre elles nécessité, identité. C’est contre ce langage nouveau d’un artiste neuf que nous nous rebellons toujours.

Une des révélations de la scène, quand on y porta pour la première fois une œuvre de M. Claudel, fut le magnifique français que l’on entendait. Il y avait dans l’attention de la salle comme une gratitude, qui est très spéciale au public français si sensible à l’emploi heureux de sa langue. Quant aux principes littéraires auxquels ce style s’accorde ou non, ce sont là des questions insolubles par la discussion. Mais elles se résolvent par l’expérience. On dispute longtemps sur l’excellence des principes d’un musicien, et l’on peut en arriver à condamner absolument une œuvre au nom de ces principes, comme cela s’est amplement vu. Or, écoutez la musique de ce musicien : c’est ce dont il vous supplie. Laissez, lentement, votre sensibilité s’accorder à ces rythmes non familiers, à cette architecture des sons disposés dans l’espace suivant un ordre nouveau des vides et des pleins. Si peu à peu, votre précieuse raison étant tenue en garde, cette sensibilité s’émeut, alors, quand il en sera temps,