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O enfant né sur un sol étranger ! ô petit cœur de rose : ô petit paquet, plus frais qu’un gros bouquet de lilas blanc !

Il attend pour toi deux vieillards dans la vieille maison natale toute fendue, raccommodée avec des bouts de fer et des crochets.

Il attend pour ton baptême les trois cloches dans le même clocher qui ont sonné pour ton père, pareilles à des anges et à des petites filles de quatorze ans,

À dix heures lorsque le jardin embaume et que tous les oiseaux chantent en français[1] ! »


Et l’on dit ici : mais pourquoi ces constantes coupures ? pourquoi cette prose est-elle mise en strophes et même en lignes interrompues ? Et si ce sont des vers, pourquoi n’ont-ils point de mesure ? Est-ce que ce procédé n’est pas bien arbitraire ? Je suis très porté à croire qu’il est en effet arbitraire, et qu’il n’y a d’autre raison à son emploi qu’un caprice, probablement heureux. Les poètes font des trouvailles de rythmes, et ensuite ils cherchent à les justifier par des raisonnemens. Mais les explications qu’on a données de ce mode d’expression de M. Claudel, — et les siennes les premières, — ne me paraissent pas convaincantes. Peut-être ces versets ne sont-ils pas un procédé aussi nouveau qu’il en a l’air. Est-ce que nous ne lisons pas la Bible ainsi ? C’est un grand mode de parole, quand il s’agit de solenniser la pensée, de la transposer au mode héroïque, et de faire soutenir le ton à la personne qui déclame. Et si M. Claudel avait inventé ce mode, il aurait fait une bonne invention, car c’est un bel instrument, utile et fort agréable à employer. C’est un mode intermédiaire entre le vers et la prose, plus accusé et plus rythmé que celle-ci, plus souple que celui-là et d’un emploi moins fatigant dans les œuvres longues. M. Claudel l’appelle vers, d’après sans doute l’opinion de Mallarmé qui voulait qu’il y eût « vers » dès qu’il y avait « effort vers le style, » dès que cessait la simple écriture du langage parlé. Mais il me semble que c’est abuser des mots, car une longue tradition a défini le vers français d’une manière précise et étroite, et la cadence inégale et sans mètre de M. Claudel n’est point ce vers-là, si elle est, ce qui ne fait pas de doute, poésie et même

  1. Cinq grandes Odes : Magnificat.