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appartiennent toujours au même monde et au même temps, comme c’est le cas pour presque tous nos auteurs de théâtre actuels. Mais M. Claudel a un théâtre singulièrement varié et d’un cadre étendu. Le meilleur exemple qu’on en pourrait trouver près de nous serait l’œuvre musicale de Wagner. Les huit drames de M. Claudel sont assez divers pour que bien des figures s’y dessinent : Tête d’Or est une sorte de poème épique sans lieu ni temps ; la Ville meut des foules modernes avec des grèves et des émeutes ; le Repos du Septième Jour est une Visite de Chinois aux Enfers ; l’Échange se passe en Amérique ; la Jeune fille Violaine est un drame mystique parmi de petites gens de la terre ; le drame d’amour de Partage du Midi (une tragédie de passion d’un ton un peu égaré comme la musique de Tristan) a pour théâtre un paquebot faisant route pour l’Extrême-Orient, puis une ville de Chine, et pour personnages ces Européens nomades et détachés que la vie exotique ballotte d’une fortune à l’autre, d’un bout à l’autre du monde, et semble déraciner aussi de toute idée stable et de toute conscience ; l’Otage suscite la vie de la France après les ruines de la Révolution, et l’Annonce faite à Marie est tout imprégnée de l’esprit du Moyen Age. Le ton de chacun de ces drames est accordé à leur donnée avec une rare justesse d’accent.

Sous un style qui reste le même partout, avec ses procédés et ses arrêts, une main très sûre dispose les élémens particuliers. Si les plus importans de ces personnages ont ces traits éternels sans quoi la psychologie est superficielle et vaine, ils sont circonstanciés aussi, ce sont des individus. Quelques-uns sont l’objet de portraits tout extérieurs, comme cet Américain dont l’Échange fait la charge, l’Américain cynique et beau joueur qui estime que tout est marchandise, même la femme de son voisin si on veut y mettre le prix, lequel dépend des besoins d’argent du mari. D’autres sont des types humains si héroïques, si tendus, comme Simon Agnel, le héros de Tête d’Or, qu’on hésite à y reconnaître un homme ; pourtant il suffit qu’un adolescent, le charmant Cébès, se confie à lui, pour qu’une grande tendresse d’homme apparaisse sous le masque romantique de Simon ; et la scène où Cébès meurt entre les bras du jeune héros victorieux est une magnifique scène de virile pitié, en même temps qu’il en émane cette angoisse des au-delà de la mort, sur lesquels désespérément et