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vainement s’interrogent ces deux jeunes hommes dont l’un va mourir.


TETE D’OR. — Et il demande, et je ne puis répondre à cet enfant malheureux ! Et voici qu’il meurt !

CÉBÈS. — Réponds ! quand l’homme meurt, est-ce que quelqu’un subsiste ? Est-ce que la personne finit ? Car pour la forme du corps, je sais qu’il disparaît

TETE D’OR. — Faut-il que tu te flétrisses comme une fleur d’eau avant que je ne t’aie demandé : qui es-tu ? et que tu ne m’aies répondu ?

N’espère point que tu subsistes, étant mort, car l’homme verra-t-il sans ses yeux ? et que pourra-t-il

Saisir autrement qu’avec ses mains ?

CÉBÈS. — Je mourrai comme un quadrupède et je n’existerai plus.

Pourquoi alors m’a-t-il été donné de savoir cela ? Nuit ! ô nuit !

TETE D’OR. — La nuit est vaste et large, et le soleil y disparaît.

CÉBÈS. — Jamais et a jamais !

TETE D’OR. — Frère ! enfant !

Ô toute la tendresse qu’il y a en moi, je te tiens entre mes mains

T’appellerai-je mon enfant ou mon frère ? car j’étais plus attentif à toi qu’un père ne l’eût été à la petite figure pâle. Et mon cœur était attaché au tien par un lien plus fort et plus doux

Qu’à son frère ne l’est un frère aîné, quand il joue et cause doucement avec lui le soir, et qu’il l’aide à défaire ses souliers.


Les foules de M. Claudel sont curieuses. Certes, il manque d’habileté pour les manier, mais dans la satire un peu grosse et gauche par laquelle il les traite, leurs mots et leurs vies sont d’une pesante vérité. Ce n’est pas par leur confuse diversité qu’il les peint, par leur aspect extérieur de masse versatile et remuante, mais par les traits élémentaires de ceux qui les mènent, quelques individus anonymes et moyens. Puis de la même main dont il a tracé avec pessimisme et quelque mépris ces silhouettes, M. Paul Claudel trace de purs portraits de femmes. Le plus rare, le plus complet est peut-être celui de Sygne de Coûfontaine dans l’Otage, la jeune aristocrate que la Révolution a laissée seule et dépouillée, et qui, de la vieille abbaye fondée par ses pères et restée seule debout à côté du château abattu, reprend « brin par brin comme une vieille dentelle » l’ancien domaine dispersé. Cette fille énergique à ïa taille longue et au visage fermé, accueille avec une ravissante dignité un amour digne d’elle, puis la déchéance, et l’adversité. Mais elle n’est pas hiératique. Sygne de Coûfontaine l’impassible a tant souffert, que bien avant la mort son cœur est épuisé…