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De ces types si différens, et, ce qui est très curieux, de leur langage presque identique, car M. Claudel ne s’embarrasse guère de les faire tous parler en poètes, se dégage une psychologie humaine générale. Ce n’est pas une psychologie de comédie, elle est grave, sans esprit, et toute en profondeur, — mais par d’autres chemins elle atteint à une vérité aussi vivante. C’est à peine non plus de l’observation. Il ne paraît pas que M. Claudel ait beaucoup regardé vivre les autres et qu’il s’y intéresse. C’est une psychologie d’intuition. Ses êtres sont refaits par le dedans, au lieu d’être tracés par l’extérieur. Et surtout les sentimens essentiels sont produits. Ce qui constitue une âme d’homme et une âme de femme, et par conséquent le pathétique de leurs rencontres, nous frappe de temps en temps comme un rappel de nos propres actes, — et, au-dessous de nos actes, comme un rappel de nos dispositions les plus cachées. Seules des femmes peuvent savoir ce qu’il y a de justesse dans une Marthe que son mari qui ne l’aime plus appelle encore de l’ancien nom d’amour Douce-Amère, et qui ne s’y trompe pas, mais le regarde seulement avec ce grand reproche étonné de la femme qui s’était donnée pour jamais ; dans une Ysé que son goût pour la domination d’amour empêche à tout jamais d’aimer ; dans une Violaine qui s’arrache à son fiancé sans cesser d’aimer, et dont ni la lèpre, ni la réclusion, ni même la vie perdue en Dieu n’interrompt l’amour, indéfiniment sacrifié et qui fleurit encore sur ses lèvres avec le dernier souffle. « Jacques, dit-elle avec ferveur au fiancé de jadis, quand tu entendras à ton tour la grande porte de la mort craquer et remuer, c’est moi de l’autre côté qui suis après ! » Violaine n’est pas une sainte. Le ciel qu’elle promet à Jacques, c’est sa présence. Ces femmes ont des cœurs féminins.

M. Claudel va au-delà, et suscite le plus profond des instincts de la vraie femme, qui est de se livrer, — que ce soit à l’amour, à l’enfant, à une tâche, à Dieu. Il s’en est servi pour de hauts propos et en particulier pour cette étrange vocation de sacrifice qui apparaît ici comme une tentation au-dessus de leurs forces. « Les choses grandes et inouïes, dit Sygne de Coûfontaine, notre cœur est tel qu’il ne peut y résister. » Cette passion de se perdre semble mettre la femme au degré suprême de l’ordre humain que M. Claudel établit. Dans la Ville, celle que jadis un homme qui l’aimait appelait « la fée Lâla, fille de la