Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 19.djvu/923

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
919
UNE VILLE ALSACIENNE.

amenée à Wissembourg, au fond d’une voiture de blessés, jusqu’à l’hôpital militaire, fut transportée à la sous-préfecture. Le 6 août, à la même heure, alors qu’on apprenait la défaite de Frœschwiller, l’enterrement eut lieu. L’éclat d’obus, en déchirant les entrailles, avait si fort avancé la décomposition du corps que deux habilleuses mortuaires de profession ne purent remplir leur office. Deux soldats prussiens reçurent l’ordre de les remplacer ; tout d’abord défaillans, ils demandèrent à fumer un cigare pour exécuter jusqu’au bout leur mission. Ils emportèrent chacun, en souvenir, un des éperons du général[1]. La musique allemande précédait le cortège et des délégations de toutes armes représentaient l’armée triomphante.

De la route, un chemin conduit au château du Geisberg, château du XVIIIe siècle, bordé à l’Est par une terrasse que soutient une muraille à pic et clos à l’Ouest par un autre mur épais que perce une seule porte. La façade sur la cour intérieure n’a qu’un étage ; de l’autre, surélevée et qui contemple l’Alsace, un magnifique et doublé escalier de pierre descend au verger. Aujourd’hui, habité par une dizaine de familles paysannes qui cultivent les terres avoisinantes, encombré et déshonoré par tout ce qui constitue la vie d’une ferme, il garde une noblesse désolée. On aime même qu’une demeure d’un art si français, et dont les murs conservent les trous des boulets et des balles ennemies, ait connu une telle déchéance, comme si la beauté ne pouvait subsister, où la France fut écrasée. C’est là en effet que se firent tuer les derniers défenseurs, quelques centaines, derrière les murs, dans la cour, sur les marches de l’escalier, partout où l’on pouvait vendre chèrement sa vie. En vain les grenadiers du Roi essayèrent-ils d’enlever le château : ils reculèrent, et ceux qui les renforcèrent ne réussirent pas davantage à pénétrer. Presque tous les officiers allemands étaient hors de combat. Enfin trois batteries à cinq cents mètres des murailles, quatre autres aux Trois-Peupliers submergèrent d’obus le château. Alors, n’ayant plus de munitions, ceux de nos soldats qui n’étaient pas morts se rendirent.

Dans ce grand cimetière, il en est un autre, plus petit, très petit, si vaste cependant par tout ce qu’il enferme d’espérances ruinées, d’inutiles dévouemens, de tragiques leçons. Il se cache

  1. Wissembourg au début de l’invasion de 1870, par Edgar Hepp. Ed. Berger Levrault, 1887.