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« essais de psychologie » qu’il y ait dans le théâtre contemporain. Quelques années plus tard, M. de Curel faisait représenter l’Amour brode sur une scène pourtant habituée aux subtilités de l’analyse, puisque c’était la Comédie-Française, où on n’a pas cessé de jouer, — quoiqu’on les joue trop rarement pour le ravissement du public, — Marivaux et Musset. Ce marivaudage exaspéré mit en déroute les meilleures volontés : je m’en souviens, j’y étais. Au bout de quelques scènes, il nous devint parfaitement impossible de suivre ces personnages quintessenciés dans leur course folle au fin du fin.

Et M. François de Curel est encore un poète. Peut-être est-il surtout un poète, un poète qui écrit en prose pour la scène : et c’est même, à mon avis, cette association qui explique la plupart des mérites et des défaillances de ce théâtre tour à tour ou tout à la fois magnifique et décevant. Poète, M. de Curel a de ces larges, amples, éclatantes images qui se déroulent et s’organisent en symboles : ainsi, dans les Fossiles, ces deux comparaisons, qui se font antithèse, de l’aristocratie avec une forêt aux cimes orgueilleuses et de la démocratie avec une mer aux vagues toutes pareilles. Et il a, dans le dialogue, à chaque instant, des phrases harmonieuses et pleines de sens qui font penser et qui font rêver. On est à cent lieues de la conversation courante ; pas un instant on n’a l’impression de la réalité ; mais on goûte cette langue savoureuse et drue, on fait effort pour suivre le travail d’une pensée qui n’est jamais indifférente. Tel est le cas, vraiment très particulier, de ce théâtre : les jours même où on croit que l’auteur s’est trompé, on convient qu’il s’est trompé comme lui seul pouvait le faire, et que c’est encore une belle et noble erreur et qui laisse loin derrière elle la réussite de beaucoup d’autres.

Certes la Danse devant le miroir n’est pas une pièce de théâtre selon la formule, pas plus que ne l’était le Chèvrefeuille de M. d’Annunzio : quoique les deux œuvres n’aient entre elles aucune espèce de rapport, c’est pourtant un même genre de plaisir qu’on y peut trouver. C’est ici une pièce à deux personnages, l’un et l’autre épris et même éperdus d’analyse morale. Cela se passe où il vous plaira, entre qui vous voudrez, en dehors des pays et des temps. C’est une leçon de psychologie dialoguée. Il faut l’entendre dans les mêmes dispositions où on serait pour assister au cours d’un maître très subtil, exigeant, pour qu’on le comprenne, cet effort d’attention et cette gymnastique d’intelligence qui avive le plaisir, et surprenant son auditoire par les ressources d’une invention psychologique sans cesse renouvelée et fertile en trouvailles imprévues.