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Une chambre de jeune fille. Régine, qui vient de se lever, a passé la nuit à pleurer : elle se tamponne encore les yeux avec son mouchoir. Sa cousine, Louise, femme de trente-cinq ans, entre, un journal à la main. De toute évidence, elle voudrait en lire tout haut un écho sensationnel. Mais Régine ne lui en laisse pas le temps et, à grand flot de paroles, lui conte l’aventure qui a provoqué le flot de ses larmes. Elle aime Paul Bréan, ou elle l’aimait, comme ne l’ignore pas sa cousine. Depuis des mois, ayant reconnue des signes certains que le jeune homme partage ses sentimens, elle attend la déclaration, l’aveu, la parole décisive qui les liera l’un à l’autre. Combien de fois a-t-elle senti que cette parole était sur les lèvres de Paul ! Et pourtant, il ne l’a jamais prononcée. Hier enfin, lisant dans les yeux de cet amoureux, pensif et muet, une suprême détresse, elle a résolu de brusquer les choses ; et le soir elle est allée le trouver chez lui, prête à tout ce qu’il faudrait pour empêcher que l’homme aimé eût du chagrin. Or qu’a-t-elle trouvé en arrivant ? Une femme entre les bras de Paul, et dans une simplicité d’appareil qui ne laissait place à aucun doute ! Elle s’est sauvée, l’âme en révolte, indignée, écœurée… C’est alors que Louise, profitant d’un instant de silence, peut enfin lire l’entrefilet de journal : on annonce aux faits-divers que M. Paul Bréan s’est jeté cette nuit dans la Seine, et qu’il a d’ailleurs été repêché par de braves mariniers.

Quelques instans après, arrive Bréan lui-même. Il est un peu pâle, un peu défait et, si j’ose dire, vanné, comme il arrive lorsqu’on vient de passer une nuit agitée. Mais, en somme, il ne s’en porte pas plus mal : sa noyade n’a été qu’une baignade. Régine lui fait un médiocre accueil, où il entre de la jalousie, car il s’est tué pour une autre, et du mépris, car il s’est manqué ! Elle croit, en effet, que Paul s’est tué pour la jeune personne qu’elle a surprise entre ses bras. Erreur et candeur ! lui répond le noyé. Puisqu’elle était dans la posture où vous l’avez vue, je n’avais donc aucune raison de me tuer pour elle. Ainsi raisonne, et raisonne très bien, cet échappé des eaux de la Seine. Et il explique la présence de cette bonne fille auprès de lui par des considérations auxquelles une jeune fille bien élevée peut très bien n’avoir pas pensé. « Vous n’avez pas appris que l’amour, après nous avoir emportés dans le ciel, glorieux et purs comme des anges, nous précipite soudain sur le sol, changés en fauves exaspérés, et que dans ce délire où l’animal succède au dieu, nous trouvons une âpre et triste volupté à traîner dans la fange le dieu qui n’a pas su rester maître de nous. » On voit tout de suite que les personnages de M. de Curel ne parlent pas le langage de tout le monde. Mais c’est leur langage : ils se