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ceux que nous avons plaisir à y rencontrer ? Qui sont-ils ? A quel monde appartiennent-ils ? A quel milieu social et moral ? Lui, nous le connaissons à peu près. C’est le propre-à-rien du beau monde, le beau ténébreux, le viveur triste, le fêtard mélancolique, le décavé à idées noires, le suicidé qui se manque et se fait de son suicide manqué un moyen de séduction. Mais elle ? Une jeune fille, nous dit-on. Où et comment vit-elle ? A-t-elle encore ses parens ? La cousine Louise est-elle son unique et facile chaperon ? Est-ce un type de la jeune fille d’aujourd’hui, émancipée, américanisée et qui ne laisse plus guère à faire à la jeune fille de demain ? L’auteur ne nous en dit rien. Cela se passe dans le bleu, ou plutôt dans le noir. Car le point de départ est des plus pénibles, des plus fâcheux et des plus désobligeans. Je songe moins encore ici à la visite nocturne de la jeune fille, qu’à l’hypothèse dont s’est tout de suite avisé Paul, comme de la plus simple, de la plus plausible, de la plus admissible qui soit au monde. Un jeune homme aime une jeune fille ; et quand cette jeune fille lui avoue qu’elle l’aime et qu’elle souhaite de l’épouser, aussitôt il imagine qu’elle est enceinte et qu’elle veut faire contresigner une paternité accidentelle ! Dans quelles âmes de boue peut avoir surgi une aussi ignominieuse supposition ? Et quel thème à discussion pour les deux actes qu’il nous reste à entendre !

Donc la cousine Louise se rend chez Paul pour lui faire la commission dont Régine l’a chargée. Elle le trouve étendu sur un sofa et en train de broyer du noir. C’est assez la posture qui convient à ce jeune homme qui n’est pas du tout un homme d’action. Devant la douleur qu’il éprouve à entendre le récit mensonger de la jeune femme, celle-ci, qui a bien raison, s’empresse de le détromper : Régine est pure. Vous vous attendez que Paul va bondir de joie et courir se jeter aux pieds de celle que rien ne l’empêche plus de prendre pour femme. Nullement. C’est le contraire qui arrive. Et désormais ce sera toujours ainsi. Il arrivera toujours le contraire de ce qui devrait arriver. Ce sera le rythme même de l’action et la cadence du dialogue. Dès que l’obstacle auquel ils se heurtaient aura disparu, ces étranges dialogueurs, au bleu de se réjouir, se désoleront. Dès qu’ils seront délivrés d’une inquiétude, aussitôt ils en imagineront une autre pour s’y replonger. L’incident ou le mot libérateur sera justement celui qui les précipitera dans un nouvel océan d’incertitude d’où ils n’émergeront que pour s’y abîmer de nouveau. Ce sera ainsi un perpétuel va-et-vient, un jeu de bascule, une oscillation de balançons une allée et venue de montagnes russes, un incessant mouvement de flux et de