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un paradis sans amour l’enfer amoureux où ils se consument. Ils aiment leur blessure, comme disaient les poètes d’autrefois. Elle leur est chère dans la mesure où elle est profonde. L’amour est la seule raison que l’homme ait de vivre et plus l’amour est absurde aux yeux des hommes, plus il est respectable aux yeux du romancier. Et quand Paul Heyse peut faire épouser une de ses bergères par un de ses rois, il en marque une joie un peu puérile. Il aime éperdument le romanesque. Un homme aurait-il eu en partage tous les plaisirs terrestres, s’il n’a pas eu son heure de folie amoureuse, il reste à plaindre. C’est parce que le professeur Chlodwig d’ Amour céleste et Amour terrestre a trouvé chez sa femme tous les dons de l’esprit et toutes les vertus, — tout, sauf l’élan d’un cœur épris, — qu’il s’égare dans les sentiers fangeux de l’adultère. Il en est d’ailleurs cruellement puni.

On a reproché au nouvellier allemand de n’avoir pas glorifié les grands sentimens héroïques comme l’amour de la patrie. Qu’importe, si l’amour de l’amour lui a inspiré un enthousiasme idéaliste de tous points semblable ! L’héroïsme moral d’un Jonathan épousant Gesine, la vertueuse et lamentable victime de l’égoïste Édouard, n’a-t-il pas aussi sa beauté ? À la malheureuse qui objecte sa « honte, » Jonathan répond avec feu : « Ta honte ! Si tu m’aimes, et si tu veux devenir ma femme, qui donc oserait prononcer ce mot ? Ce qui est à toi doit être à moi, et ce qui est à moi est à toi. J’ai été un pauvre niais aveugle, mais je compte bien récolter désormais un peu de gloire, assez pour toi et pour moi. Et si jamais un polisson par ses railleries s’avise de troubler notre paix, ce n’est pas nous qui devrons baisser les yeux, mais lui. Ce misérable qui nous a trompés, toi et moi, est mort pour nous. Tu es sa veuve, je veux consacrer ma vie à sécher tes pleurs de veuve et à te rendre la joie. »

On a fait à Ibsen un grand mérite de ce qu’il exige dans le mariage l’amour réciproque et une sincérité et une fidélité totales de la part des époux. Au fond, ces idées ibséniennes n’étaient pas aussi neuves qu’on l’a cru, — même dans les pays germaniques et Scandinaves. Et l’on dégagerait des fictions de Paul Heyse, — puisque c’est lui qui nous occupe, — un tableau du mariage idéal fort semblable à celui qu’a préconisé l’auteur de Maison de poupée. Les personnages du conteur allemand se conforment du reste à cet idéal beaucoup plus que ceux du