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communs, ardons, froids, tendres, peu sensibles ; en tout cela, le bon et le mauvais se font à peu près équilibre. Mais ce qu’il y a de vraiment ridicule, c’est le caractère commun, qui veut se faire grand, le caractère froid qui fait le passionné, le caractère à la glace qui vise à la sensibilité ; et cela par ce principe que la règle pour chacun est dans son naturel.

Il serait singulier en effet que Dieu, destinant chaque homme à une fin, lui eût donné des moyens directement opposés à cette fin, et qu’après avoir fait [de] la nature de l’homme le criterium de la vérité en logique et en morale, il l’eût obligé à s’en écarter pour chercher sa ligne particulière de conduite comme être moral. Ce serait là une anomalie contraire à toutes les analogies de la création.

Mais ce principe, dicté par la saine raison, a besoin d’une explication fournie par la foi, sans laquelle il serait incomplet et même faux ; aussi ceux qui ont ignoré ce complément nécessaire ont-ils grossièrement erré dans leurs théories morales. Dire que la règle de chaque homme est dans sa nature, soit dans sa nature d’homme en général, soit dans sa nature comme individu, est-ce dire que tout homme peut et doit se livrer à ses penchans sans contrainte et sans remords ? Ce serait là, il faut l’avouer, une morale infâme, qui fournirait au voluptueux, à l’avare, à l’ambitieux, l’excuse la plus naturelle et la plus légitime à leurs excès. Ce serait enfin le renversement de tout le christianisme : or, une théorie morale qui arrive là, est sûrement fausse. Mais remarquons bien que le naturel, dans le sens où nous le prenons ici, n’est pas synonyme de la nature, comme l’entendent les moralistes chrétiens. Le christianisme anathématisesans cesse la nature, ordonne de la détruire, d’en prendre en tout le contre-pied ; ordonne-t-il pour cela d’aller contre son naturel ? Des esprits peu délicats, peu inclinés aux tendances morales, l’ont pensé, et ont agi en conséquence : et bien sûr que Dieu ne leur en voudra pas, car plusieurs sont des saints : mais d’autres saints ont enseigné tout le contraire par leurs paroles et leur conduite. Voyez un saint Augustin, un saint François de Sales, un Fénelon, quelle vérité ! quelle délicatesse, quel naturel et en même temps quelle abnégation de la nature !

Voici donc, ce me semble, comment il faut entendre ce point important. Chaque homme nait avec certaines dispositions qui constituent, les unes sa nature générale d’homme, les autres