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d’équité. Elle applique cette vertu-ci spécialement à l’attachement que nous lui avons voué. En vertu de cette équité, Mme de Staël a acquis des droits éternels sur notre reconnaissance.

Je m’en acquitte en détail pour tous et pour moi au singulier en suppliant Votre Majesté de faire remarquer à Mme de Staël, avec cette amabilité innée que vous possédez, Madame, au plus haut degré, combien il intéresse Votre Majesté de faire la connaissance personnelle de l’auteur de Delphine.

II

Le succès de Mme de Staël auprès de la « trinité régnante » fut donc aussi complet que possible, puisque ce ne fut pas un succès d’un jour dû à l’éclat de sa conversation et à la distraction qu’elle avait apportée à la cour un peu somnolente de Weimar et puisqu’elle y contracta des amitiés qui devaient durer, au moins avec la duchesse Louise, jusqu’à la fin de sa vie. Mais ce n’était pas ce genre de succès et d’intérêt que Mme de Staël était venue chercher à Weimar. C’était avec l’autre trinité, la trinité Wieland, Gœthe, Schiller, qu’elle s’était proposé d’entrer en rapport. On lira, je crois, avec intérêt le jugement que, dans une lettre à M. Necker, elle porte sur ces trois grands hommes.

Ce 25 décembre.

J’ai envie de te peindre les trois hommes célèbres de Weimar. Comme il n’y a point de nouvelles ici, il vaut autant te dire cela qu’autre chose.

Wieland a 70 ans, une figure fine, de l’esprit formé à l’école voltairienne ; c’est Suard, moins l’usage du monde et la connaissance des hommes et des affaires. Il déteste le système allemand en littérature et craint de le dire de peur de se faire des ennemis dans sa vieillesse.

Schiller a un ordre d’idées sur la littérature tout à fait à lui et ne s’embarrasse de rien d’autre dans ce monde. C’est un grand homme maigre, pâle et roux, mais dans lequel on peut découvrir de la physionomie, ce qui est très rare en Allemagne. Il parle très difficilement français, mais sa pensée, et il en a, se fait toujours entendre. Son amour-propre ne consiste pas, comme celui des Français, dans l’irritabilité ni dans la vanité, mais il est entier dans ses opinions et ne met la tête à la fenêtre pour rien. Tout ce qu’il sait, il en fait de la littérature, mais jamais il ne fait le tour de la littérature par dehors ; il reste toujours concentré dans ses livres ou dans lui-même ; il résulte de cela plus d’originalité que de goût. Il m’a fait un compliment auquel j’ai été sensible ; il m’a dit que j’étais la seule personne qui réunissait les réflexions d’une âme solitaire, avec la grâce d’une femme du monde. Il est doux et bon dans son amour-propre ; rien ne le froisse, et il a d’ailleurs quelque chose de plus intellectuel que les amours-propres qui veulent des louanges instantanées.