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du fleuve. Elle le reconnaît dans le prince d’Orange. « C’est lui ! — C’est elle ! », voilà les seuls mots qui montent à leurs lèvres, quand leurs regards viennent, pour la première fois, à se croiser. L’enthousiasme du princillon, l’enivrement de la belle fille du peuple, leurs échanges brûlans de caresses et de propos, leur exaltation rêveuse, les accès de jalousie, les divertissemens à la foire de Beaucaire, l’attentat mystérieux contre le prince, son retour à la vie, les projets de fête nuptiale, les présages et pressentimens d’un grand malheur, la rencontre du bateau à feu, le choc, le désastre, les malédictions jetées par le patron Appian au progrès et à ses dons funestes, l’engloutissement, au fond du fleuve, de l’Anglore, unie étroitement au prince, son époux pour l’éternité, et le retour à Condrieu des hommes d’équipage et de leur chef, sans le couple des amoureux, sans l’embarcation, mise en pièces, sans rien qui reste de tant de biens, et sans que l’on entende un mot de plus « senso mal dire : » voilà ce qu’il faut lire dans l’ouvrage, et ce qu’il serait fastidieux d’analyser ou d’entourer de gloses.

Mais comment renoncer à rappeler ce qu’il y a de réalité expressive, au début de l’œuvre, dans ce chant premier, intitulé : Patroun Appian ? Il s’ouvre par l’éloge de la race des Condrillots (Li Condrieùlen), les voituriers qui régnaient jadis sur le Rhône. Leur nid est Condrieu, où « se meuvent » les premiers souffles du Vent-Terral, et où se dresse dans les airs la chapelle de Saint-Nicolas, patron de la marine. Les Gondrillots portent des braies de basane, mais leurs femmes sont « cossues et fières » comme des épouses de bourgeois. « Femmes de bien, les belles Gondrillotes, dès qu’aux mûriers la feuille poussait, dans la tiédeur de leur poitrine forte mettaient à couver la graine de leurs vers à soie ; en dentelle et en point fleuri, par passe-temps, elles brodaient le tulle ; à petits points aussi, elles savaient piquer la peau des gants, et bonnes nourricières, tous les ans, elles faisaient un enfant superbe. » C’était le « vieux temps, » l’heureux temps. Le jour de la Saint-Nicolas, on célébrait la fête du Reinage, où la Royauté était mise à l’encan. Quelle admirable équipe, que celle du patron Appian ! Quelle embarcation imposante, que la Carbule, avec la croix de la chapelle sculptée en poupe, et toutes les pièces de la Passion ! Que d’incidens variés dans la navigation, que de précautions à prendre au voisinage de l’écueil ! Et le chargement, et les