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mais rien n’égalait la magnificence du premier et la ravissante beauté de la Reine. Je me suis retirée a trois heures, mais l’on a dansé jusqu’à six heures du matin. Au souper à la table de la Reine, la moitié de la ville, je crois, a passé pour me regarder et si d’être célèbre est un plaisir, j’ai eu ce plaisir assurément. Kotsebue, qui est venu me voir, a voulu mettre dans son Frei muthige que le Consul m’avait exilée, mais qu’il n’avait pas plus donné de raisons pour cela que Paul n’en avait donné pour l’envoyer en Sibérie. La Censure de Berlin a rayé cela ; je n’en suis pas fâchée.

Il y a encore une querelle à Paris avec la légation de Russie pour un homme attaché à Markow que le Premier Consul ne veut pas, qui reste secrétaire de légation. Je crois que M. Drummond ira en Russie ; ce sera bien fait. C’est un triste tableau que celui de l’ineptie du ministre anglais. L’esprit public seul soutient la nation. Le Roi sera sauvé de tête et de vie à ce qu’assure un voyageur arrivé hier de Londres, mais cela ne peut pas être rapide et les rênes flottent au hasard. Il n’y a rien à craindre malgré cela comme système défensif, mais pour tout ce qui regarde le dehors, Brésil, Egypte, etc., le ministère ne peut ni ne sait rien entreprendre.

Je dîne aujourd’hui chez le ministre de France et je soupe ce soir chez le ministre de Russie. La vie d’ici est fatigante, je n’aurais pas tenu au Carnaval. Je serai plus tranquille dans mon logement.

Pourquoi ne me dis-tu rien de mes pauvres vers[1] ?

III

Ce n’était pas uniquement pour être présentée à la Cour et pour assister à des mascarades que Mme de Staël était venue à Berlin. C’était surtout pour continuer l’exploration qu’elle avait entreprise à travers le monde de la pensée allemande et poursuivre le dessein qu’avec raison lui prêtait Goethe « de s’éclairer comme femme du monde sur les relations sociales, de pénétrer et d’approfondir, avec sa riche nature de femme, les idées générales de ce qu’on nomme philosophie. » Or, Berlin n’était pas seulement un milieu social nouveau pour elle ; c’était, tout autant que Weimar, un centre de culture intellectuelle. La présence de Goethe et de Schiller jetait peut-être plus d’éclat sur la cour ducale ; mais à Berlin se trouvaient réunis en plus grand nombre des hommes de lettres, qui constituaient un monde bien à part, tout différent de celui de la Cour. De même qu’en France, — et par là se complète la ressemblance que j’ai signalée, — il y avait à Paris une société philosophique et littéraire fort différente de la Cour de Versailles, de même il y avait

  1. Mme de Staël avait traduit en vers quelques pièces de Gœthe et de Schiller et avait envoyé ces traductions à son père.