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de Radziwill, ce qui était fort honnête. Après dîner, il m’a prise à part et m’a beaucoup répété qu’il désirait que je vinsse souvent dîner chez lui, « mais, a-t-il ajouté, vous ne parlerez pas de Christin[1]. » Ce mot m’a étonné et je vais t’en donner l’explication. J’avais parlé de Christin à M. d’Alopeus, l’envoyé de Russie, et malheureusement je ne m’étais pas aperçue que Laforest était derrière moi dans ce moment. Alors j’ai dit naturellement à Laforest que je ne croyais pas me mêler de politique en m’intéressant pour une personne suisse au cachot depuis six mois, que je n’avais jamais manqué à protéger les malheureux et que si, par hasard, le gouvernement actuel était renversé par un gouvernement qui persécutât ses amis, je serais la même pour eux. Il a paru sentir cela et m’a assuré qu’il ne me disait cela que pour m’être utile et qu’il n’écrirait de sa vie un mot de ce genre, « mais, a-t-il ajouté, il faut que vous sachiez que les souverains ont une communication entre eux tout à fait différente des notes officielles de leurs ministres : Je ne croyais pas cela, me dit-il, avant d’être arrivé ici-mais j’en ai eu la preuve. L’empereur de Russie, le roi de Prusse sont en relations personnelles avec le Premier Consul (il n’en est rien), les souverains ont un esprit de corps ensemble. » « Je le crois, lui dis-je, mais c’est justement à cause de cela que je croyais possible que le Premier Consul accordât & l’Empereur de relâcher un malheureux, etc. » « Vous ne comprenez pas ! m’a-t-il dit, que les souverains sont convenus de se sacrifier mutuellement ceux qui leur font ombrage ; le Premier Consul ferait pour Alexandre, ce qu’Alexandre fait pour le Premier Consul aujourd’hui en ne réclamant pas Christin. » Je me suis imposé de me taire sur ce commerce ; n’est-ce pas avoir beaucoup gagné ? Le soir, M. d’Alopeus m’a parlé dans un style bien différent, et en très bon homme, mais je me suis promis de regarder derrière moi à l’avenir. Lombard[2], le chef des Affaires étrangères ici, est venu chez moi avec un empressement extrême, mais je ne vois encore aucune invitation de M. de Hardenberg ; il parle de toi cependant avec la plus haute admiration. Au reste ce ne sont pas les invitations qui me manquent ; la vie dans ce genre est tuante ici. On craint la mort du roi d’Angleterre ; on dit que le prince de Galles prendra M. Pitt, mais les communications sont bien difficiles avec ce pays-là.

Adieu, mon ange, je pars d’ici le 25 de mai, et je compte tous les jours.


Berlin, ce 20 mars.

Je continue à être traitée ici avec la plus grande distinction. Hier il y a eu un bal d’enfans à la Cour Ferdinand[3], où mon fils et ma fille ont été ;

  1. Dans ses lettres précédentes, Mme de Staël parle à plusieurs reprises de ce Christin, un jeune Neufchâtelois auquel elle s’intéressait et qui était arbitrairement détenu à Paris.
  2. Jean-Guillaume Lombard, d’une famille française réfugiée en Prusse lors de la Révocation de l’Édit de Nantes, était secrétaire du cabinet du roi Frédéric-Guillaume III. Il avait été, quelque temps auparavant, envoyé en mission auprès du Premier Consul à Bruxelles et était partisan du maintien des bonnes relations avec la France.
  3. Mme de Staël appelle ainsi la cour du prince Ferdinand de Prusse, le dernier frère de Frédéric II.