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la Reine les a comblés de bontés tous les deux ; elle a dit à ma fille qu’elle avait les plus jolis yeux du monde et qu’elle avait bien fait de les prendre à sa mère. Le Roi m’a parlé plusieurs fois avec une grande bonté ; la Reine mère m’a embrassée et comblé de caresses ma fille qui se démêlait de tout cela le plus drôlement du monde ; elle faisait des petites révérences, des petites mines, courait embrasser la fille du Roi, les filles des princesses avec une vivacité et une grâce qui plaisaient à tout le monde. Pour Auguste, il a dansé la gavotte assez bien et quand la Cour lui a parlé, il a répondu vraiment avec noblesse et simplicité, sans embarras, plutôt avec une petite nuance de Français. Voilà, cher ami, le début de ta famille. Je ne puis que m’applaudir d’être venue à Berlin ; si j’y avais mes affections, j’y serais heureuse, mais il y a toujours un serrement de cœur au milieu de ces fêtes si nombreuses, quand on sait que personne ne peut s’y intéresser profondément à vous. Enfin, je suis ici pour deux mois et je reviens ensuite vers tout ce que j’aime. La multitude des invitations que j’ai a du moins l’avantage d’étourdir la journée : la vie paisible et réfléchie de Weimar ne pourrait se supporter seule. Auguste va au Collège allemand et il lui restera du moins de ce voyage de parler allemand ; c’est quelque chose pour le reste de la vie. Enfin je crois que si tu peux faire parvenir au Premier Consul combien j’ai été bien reçue ici, il se peut que cela me soit utile.

Tu as bien raison de dire que Weimar m’aura été utile. Il s’est répandu de là une vive bienveillance pour moi. On ne peut pas comparer la bienveillance de ce pays à celle d’aucun autre, parce que ce sont des gens qui n’ont jamais connu le dédain. Ils s’indignent, ils haïssent, mais la médiocrité n’y déprécie jamais la supériorité.


Ce 23 mars, Berlin.

Je ne puis concevoir, cher ami, pourquoi je n’ai point de lettres de toi. Je me repens bien de ne t’avoir pas prié de m’écrire ici, car les lettres de Weimar m’arrivent avec une inexactitude insupportable. Je m’étourdis tant que je peux sur la vie même, mais je suis incapable d’aucune occupation sérieuse ; loin de tout ce que j’aime, j’éprouve sans cesse des sentimens d’inquiétude qui n’ont point d’objet fixe, mais qui me rendent toute émotion douloureuse. Je continue à être traitée à merveille ici, on m’invite tous les jours à la Cour et à la ville ; j’ai dansé hier avec les frères du Roi, enfin je ne puis pas souhaiter une chose en fait de société qui me manque. Si je passe ainsi ces deux mois, je pourrai vraiment m’applaudir d’un voyage qui sera toujours une chose honorable pour moi ; nous verrons ensuite si le reste de la vie s’en trouvera bien.

J’ai rencontré ici un homme qui en littérature a plus de connaissances et d’esprit que presque personne à moi connu ; c’est Schlegel. Benjamin te dira qu’il a de la réputation en Allemagne, mais ce que Benjamin ne sait pas, c’est qu’il parle le français et l’anglais comme un Français et un Anglais, et qu’il a tout lu dans ce monde, quoiqu’il n’ait que trente-six ans. Je fais ce que je peux pour l’engager à venir avec moi ; il ne serait pas instituteur de mes enfans, il est trop distingué pour cela, mais il donnerait des leçons à Albert pendant les mois qu’il passerait à Coppet et j’y