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que je m’attire ainsi des remerciemens des deux côtés, bien que mon intervention soit inutile. » Auguste-Guillaume Schlegel était alors âgé de trente-six ans. Il avait été quelque temps précepteur dans une famille hollandaise, puis il était revenu en Allemagne et s’était établi à Iéna et à Weimar. Avec son frère Frédéric il avait fondé une revue, l’Atheneum, où tous deux publiaient des articles de critique. Dans ces articles ils faisaient preuve d’une indépendance d’esprit qui ne laissa pas d’éveiller la susceptibilité de Schiller. Aussi les deux frères avaient-ils abandonné le séjour de Weimar et étaient-ils venus s’établir à Berlin. Guillaume Schlegel y avait ouvert un cours sur la littérature et les arts, qui attiraient une grande affluence d’auditeurs. Mme de Staël avait suivi ces cours et elle avait été frappée de la supériorité de l’homme, de son érudition, de ses connaissances littéraires, de la variété et de l’abondance de ses idées. Elle s’empressait de faire part de son admiration à Goethe. « Il faut aussi, lui écrivait-elle, que je vous remercie de la société la plus intéressante que j’aie rencontrée à Berlin, Wilhelm Schlegel. Je suis punie ou récompensée de toutes nos plaisanteries sur les Schlegel. Je ne crois pas possible d’avoir une critique littéraire plus spirituelle, plus ingénieuse que Wilhelm et des connaissances si étendues en littérature que, lors même qu’on n’est pas de son avis, c’est de lui qu’il faut emprunter des armes. »

Mme de Staël eut aussitôt la pensée de s’attacher Schlegel[1], mais ce ne fut pas sans quelque difficulté qu’elle y parvint. Il avait eu l’année précédente une aventure assez pénible. Sa femme, Caroline Michelis, l’avait abandonné, et avec son consentement, pour épouser le philosophe Schelling, car, dans ce monde littéraire de Berlin, on se démariait et se remariait facilement, et on avait fini par faire du mariage, suivant une expression pittoresque, « un colombier. » Mais Schlegel avait cherché des consolations auprès de la sœur de son ami le poète Tieck. C’était la véritable raison qui lui faisait hésiter à quitter Berlin, bien plus que la nécessité de terminer la traduction de Shakspeare entreprise par lui, qu’il objectait à Mme de Staël. Celle-ci finit par s’en douter. Piquée au jeu, elle voulut connaître la personne qui lui disputait Schlegel. Vainement lui fit-on observer que Sophie Bernhardi, ne sachant pas un mot de français, et

  1. Gœthe Jahrbuch, 1887, p. 5.