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milieu, au plus fort du courant. Je passe en tête avec les Bassas, les Cap-Lopez suivent ; puis je reviens diriger les boats loangos. Ayant mis le premier en bonne voie, je crois pouvoir l’abandonner et rejoindre Castellani campé sur la rive gauche. Il est trois heures et demie, et je n’ai pas encore eu le temps de déjeuner. A peine ai-je commencé que j’entends des cris ; la baleinière a coulé ! Un faux coup de perche l’a placée en travers du rapide, elle a été instantanément retournée. Je l’aperçois la quille en l’air, immobile, car son câble s’est pris entre deux rochers au fond du fleuve. Les caisses filent à grande allure vers le campement d’hier ; mais que deviendront les ballots trop lourds pour flotter ? Le courant est tellement violent qu’ils seront probablement roulés jusqu’à la chute. Vite, une équipe au galop pour couper le coude du Niari et rattraper ce qu’elle pourra ; avec les autres, je vais essayer de ramener le bateau à terre. Comment dégager son amarre ? Avant d’y songer, il faut lui attacher un nouveau câble ; c’est-à-dire le rejoindre là où il est, en plein rapide, au milieu des écueils. Piquer une tête dans ce torrent, dont chaque bouillonnement cache un récif, me semble être une folie, un suicide si je le tentais, un homicide si je l’ordonnais. Je crois bien que ce boat est perdu.

Mais pendant que je réfléchis, deux de mes Cap-Lopez se sont mis à l’eau le plus naturellement du monde et, terrifié, je les vois plonger, reparaître, tournoyer, emprunter un de ces contre-courans créés par les remous, pour s’arrêter quelques secondes, jeter un coup d’œil autour d’eux, se lancer un peu plus loin… c’est fou d’audace, merveilleux d’adresse et de force. Et les voilà à cheval sur la quille, comme chez eux. Ils sont en effet chez eux, ces enfans de l’Ogooué, nés dans les rapides ! Il s’agit maintenant de leur envoyer une corde ; ce n’est pas facile, ils sont à cent mètres du bord. Après plusieurs essais infructueux, ils parviennent à saisir le flotteur auquel nous avons attaché le câble. Dès qu’ils l’ont fixé à l’avant du boat, nous halons, et bientôt, à force de tirer dans un sens, dans un autre, l’amarre qui a tenu lieu d’ancre se décroche du fond, la baleinière accoste la rive. C’est encore celle qui, à Koussounda, a été retournée par la chute, elle n’a vraiment pas de chance. Dans la circonstance, c’est un bonheur, puisqu’elle était moins chargée que les autres ; mais elle s’est crevée de nouveau. Je pose une deuxième pièce à son flanc,