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A travers cette buée transparente, dans la pénombre bleue, s’avancent les baleinières des Cap-Lopez. Très chargées, elles sont si basses sur les eaux que les pagayeurs paraissent accroupis sur le fleuve, elles glissent comme des ombres.

De la rive, pour signaler notre présence, les Bassas lancent un chant d’appel, une vocalise très haute, d’un ton presque aigu. Des baleinières, aussitôt, s’élève un chœur, un air sauvage, tantôt lent et doux, qui rase la surface du fleuve comme un oiseau aux ailes étendues, tantôt vif et rauque, qui monte au-dessus des arbres et remplit la vallée. Fait de dissonances, ce chant possède une harmonie étrange, mais réelle, puisée dans la nature au milieu de laquelle ces pagayeurs ont passé leur vie. Tous les gosiers s’unissent, c’est le rugissement des rapides, le grondement de la tempête, le ruissellement de la pluie ; les voix s’affaiblissent, le rythme se ralentit, le chœur s’affaisse, mais quelques notes percent encore, c’est l’apaisement de la rivière, les gouttes d’eau qui claquent sur les feuilles après l’orage ; puis subitement, les voix reprennent en notes plus hautes, plus vibrantes, le soleil resplendit. Chant des rivières sur lesquelles vivent ces hommes, chant des eaux qui coulent presque sans murmure, et tout à coup se précipitent en mugissant, chant de la brise qui fait bruire le feuillage, chant de la tornade qui s’engouffre entre les falaises ; ce sont les harmonies de la nature que ces hommes ont apprises en écoutant l’eau et le vent, comme le petit tambourinaire de Daudet avait appris en entendant chanter le rossignol.

Ces chants ont-ils réellement le charme que je leur prête ? Ils auraient probablement en France le même sort que la musique du petit tambourinaire ! Pourtant, ils ont une beauté ; mais certaines beautés sont inséparables du décor qui les fait valoir, et ne supportent pas d’être transplantées. Pour comprendre ces harmonies, il faut probablement vivre dans le cadre de la nature, se libérer de la civilisation, se rapprocher des races primitives ? Est-ce une déchéance intellectuelle ? Je crois, au contraire, que chez l’homme séparé du monde se produit un affinement du sens des couleurs et des rythmes, comme chez un aveugle se produit un affinement de l’ouïe et du toucher.

Peut-être suis-je simplement le jouet d’une illusion ? Et quand bien même je verrais à travers le prisme magique de l’imagination, grâce auquel l’enchantement passe des yeux dans