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titre aussi que nous avons salué naguère et que nous saluons encore un chef-d’œuvre dans l’Otello de Verdi. La musique y a tout exprimé, le dehors et le dedans, l’action extérieure, que d’aucuns aujourd’hui lui prétendent interdire, et l’autre, son domaine éternel, infini, celle-là, cette action purement intérieure, qui tantôt se ralentit et tantôt se précipite, mais ne s’arrête jamais sur le théâtre changeant qu’est l’âme de chacun de nous.

Verdi les a manifestées l’une et l’autre, ces deux actions, tantôt dans la plénitude de leur puissance, tantôt jusque dans leurs moindres, leurs plus secrets et leurs plus subtils mouvemens. L’orage du premier acte, la scène de l’ivresse, la rixe entre Roderigo et Cassio et le tumulte général qui s’ensuit, autant d’épisodes qu’une vie intense anime, où, sans retarder la marche du drame, ou sa course, la musique se développe et se déploie.

Mais surtout la musique de Verdi n’avait jamais encore, avant Otello, si bien compris et pratiqué la fameuse maxime qu’on donnerait volontiers pour devise à la musique entière : « Tôt ou tard, on ne jouit que des âmes. » Jouissance ou joie purement spirituelle, la plus haute et la plus profonde que puisse nous procurer l’art véritable, c’est de cette joie que la musique d’Otello, par la révélation des âmes dont elle se fait l’interprète, remplit et ravit nos propres âmes. Otello, Iago, Desdemona, Verdi nous les découvre et nous les livre tout entiers, aussi vivans par les sons, qu’ils vivent, dans Shakspeare, par les mots. Présente, sensible partout, leur vie musicale a cependant des degrés inégaux et des modes divers. Tantôt elle s’emporte et se donne carrière ; alors ce sont de longues périodes et des effusions magnifiques. Tantôt elle se renferme, elle se cache en quelques mesures, en quelques notes, mais où l’infini de la pensée et du sentiment semble tenir. Que d’exemples ne pourrions-nous pas citer de cette expressive discrétion, de cette sobriété toute-puissante ! Ce serait certaine réponse du More à Iago, qui vient de lui décrire le mouchoir soi-disant donné par Desdémone à Cassio : « È il fazzoletlo ch’io le diedi, pegno primo d’amore ! Le mouchoir que je lui donnai, premier gage d’amour ! » À des accès de fureur, et déjà presque de folie, succède ici une faible plainte. Et si douce, et si lasse ! Sur une harmonie qui s’ouvre et tarde à se refermer, sur une dernière note qui monte et reste suspendue, on dirait que la voix et l’âme s’arrêtent ensemble devant tout ce passé, tout cet amour et tout ce bonheur, dont le tissu léger était le symbole, et qui s’est envolé, pour jamais, avec lui. Faut-il un autre exemple du prolongement extraordinaire et