Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 21.djvu/809

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Consul exercerait envers lui son droit de grâce. Quelle situation pour un homme tel que Moreau et dans quel précipice il s’est laissé jeter ! Tout était bête et archibête dans ce complot. C’est le résultat évident de ce qu’on apprend.

Pichegru a été livré pour 50 000 écus par l’ami qui l’avait retiré chez lui. Il a donné la nuit la clef de sa chambre à la police et six hommes vigoureux sont entrés inopinément et, quoiqu’ils se soient jetés à l’improviste sur Pichegru, il s’est défendu comme un lion.

Il y a, comme il est juste, un intérêt général pour le Consul, pour ce gardien du repos public. On prétend que, lors même que, pour le malheur de la France, les conspirateurs auraient réussi dans leur funeste projet d’enlèvement ou d’assassinat, ils n’auraient rien obtenu pour leur but principal et que Cambacérès avec les 20 000 hommes qui sont à Paris aurait soutenu un gouvernement absolument étranger à la famille royale et qu’il n’y a en général aucune chance possible pour ce qu’on appelle la contre-révolution et cette opinion me paraît appuyée de beaucoup de détails. Il me paraît hors de doute que le gouvernement anglais avait connaissance de tout le complot et il l’a sanctionné au moins par de l’argent. Qu’il est bête, ce gouvernement ! C’est le moins qu’on puisse dire. L’affaire de la descente n’est pas abandonnée, il s’en faut bien, et ce qu’on dit des préparatifs est merveille et fait un honneur infini au génie de Bonaparte. On assure que la Russie ne veut pas qu’on envahisse l’Angleterre, mais le gouvernement français pourrait aller si vite qu’aucune opposition ne fût de saison. Au reste, il y a une chance de paix sous un nouveau règne, s’il est ouvert en Angleterre comme l’état du Roi le rend probable. On dit que Nelson sera pris pour dupe dans les mouvemens de la flotte de Toulon et, en général, c’est beaucoup la destinée des Anglais quand ils disputent avec le maître à tous, l’habile Consul.

On fait courir le bruit que Acton, le premier ministre de Naples, a été arrêté au nom de la France et on va plus loin encore dans tous les propos vagues que l’on répand. Que de troubles encore en Europe ! La sagesse de la cour de Berlin dont tu es déjà frappée lui fera prendre, je n’en doute point, le meilleur parti au milieu de l’orage. On parle d’alliance entre elle et la France, mais je ne veux pas que tu m’en parles par conjecture, car il faut que tu te tiennes à l’écart de tout intérêt politique et que tu vives de tes goûts d’esprit.

Tu fais un magnifique portrait de la Reine et qui répond & sa réputation. Je suis fort aise que tu l’as louée beaucoup ainsi que le Roi, c’est une des meilleures preuves que tu es contente de leur accueil.

Je ne puis écrire plus longtemps ; à un autre courrier le reste.

Cette lettre, plus longue que ses lettres ordinaires, est la dernière que M. Necker ait écrite en pleine possession de ses facultés. On l’y retrouve bien tel qu’il était, affectueux, judicieux, mesuré dans l’expression de ses sentimens et équitable dans ses jugemens. L’exécution du duc d’Enghien lui avait causé une profonde horreur. « Comment aller vers ce sang ? »