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voyage. Ah ! jamais, jamais, je ne me remettrai dans une semblable situation.

Je t’envoie ce qu’on appelle ici une harpe éolienne ; tu ne la recevras guère que dans deux mois. Je t’expliquerai bien dans ma première lettre comment il faut l’exposer à un vent coulis pour qu’elle rende des sons que tu entendras dans une autre chambre ; elle en rend aussi au milieu du jardin quand on la place bien entre des feuilles, et c’est d’un effet assez doux pour qui aime à rêver. C’est d’ailleurs une fantaisie très peu chère et, si cela réussit chez toi, on en pourra faire venir ; cela coûte 18 francs tout emballé. J’ai pris deux leçons d’harmonica ; si je parviens à en jouer, j’en achèterai un à Paris. Le reverrai-je jamais ! Adieu, cher ange, écris-moi, plus que deux fois par semaine, les lettres se perdent et je suis ici trop aisément inquiette.

III

Par avance, j’extrais d’une lettre que Mme de Staël adressait quatre jours après à son père, mais de Weimar, quelques lignes relatives à un second dîner qu’elle accepta chez Grimm et à une rencontre qu’elle y lit.

Parlons, s’il se peut, de sujets qui ne m’émeuvent pas. Je suis restée deux jours à Gotha depuis que je t’ai écrit. Le prince héréditaire était venu chez Grimm pour me voir. Il a fallu dîner le lendemain avec lui. Ce prince a été à Genève où tu l’as vu ; il a gagné de l’esprit assez, combiné avec de la folie ; c’est un singulier mélange qui amuse la première fois ; il met du rouge et il a assez de profondeur philosophique ; tous ses goûts sont efféminés et son esprit est assez hardi : il est plus original que tous les autres Allemands que j’ai vus. Leur patron général, c’est de la bonté, de la timidité, du bon sens, de la roideur et de la science.

Ce prince héréditaire de Saxe-Gotha dont Mme de Staël nous trace un si piquant portrait s’appelait Émile-Léopold-Auguste. Il était né en 1773, âgé par conséquent de trente ans et fils du duc régnant Ernest[1]. Son nom n’est point arrivé à l’histoire. Peut-être faut-il s’en féliciter pour lui, car il paraît avoir été un étrange personnage, à en juger au moins par sa correspondance avec Mme de Staël. Leurs relations ne devaient point se borner en effet à cette rencontre et à ce dîner sous les auspices de Grimm. Gotha n’étant pas très loin de Weimar, il est probable que le duc Émile eut plusieurs fois l’occasion de la revoir. Il paraît s’être épris pour elle d’une de ces admirations et de ces amitiés passionnées que Mme de Staël avait le don

  1. Le duc Émile avait épousé, en 1802, une petite-fille du landgrave de Hesse. Il succéda à son père en 1804 et mourut en 1822.