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Mon arrivée jeta le trouble dans cette fête. Les femmes s’enfuirent, les hommes se levèrent la figure renfrognée, le chef avait l’air plus maussade encore. Je priai ce dernier de m’envoyer des vivres et je regagnai mon convoi. En chemin, j’interrogeai le Loango qui était avec moi sur la réunion au milieu de laquelle j’étais tombé. Je compris pourquoi ma présence avait été considérée comme intempestive. Le fils du chef, me dit mon Loango, est malade, et le sorcier « fait fétiche » pour apaiser le mauvais esprit.

Chercher à apaiser le mauvais esprit n’a rien de blâmable en soi ; mais je sais comment on l’apaise. Généralement le féticheur découvre que ce génie malfaisant s’est réfugié dans le corps d’un homme ou d’une femme, et celui qu’il désigne est obligé de se soumettre à l’épreuve du poison, qui montre sa culpabilité ou son innocence. Le malheureux ingurgite le breuvage préparé par le sorcier ; si cette décoction, faite avec l’écorce d’un arbre vénéneux, n’agit que comme un vomitif, l’innocence est démontrée ; si elle amène une issue fatale, la culpabilité est de toute évidence, le mauvais esprit réclamait la mort de cette victime ! Il est inutile de dire que le sorcier, dosant le breuvage lui-même, produit l’un ou l’autre effet, à sa volonté, suivant les cadeaux qu’il reçoit de la famille de l’accusé. Quiconque s’expose à son inimitié court grand risque de se voir, un jour ou l’autre, sacrifié au mauvais esprit, ou d’être dénoncé comme pratiquant la sorcellerie. La superstition tient une grande place dans l’âme de ces pauvres gens ; le sorcier a tout intérêt à développer cette croyance en des puissances surnaturelles, avec lesquelles lui seul est en rapport ; aussi exerce-t-il une véritable tyrannie parmi les indigènes dont l’existence se trouve assombrie par de perpétuelles terreurs.

Toutes ces pratiques inhumaines, telles que l’épreuve du poison, disparaîtront un jour ; actuellement, elles sont clandestines, mais elles existent encore. Que peuvent deux postes sans forces réelles, dispersés sur 500 kilomètres ! Si ma visite a été jugée intempestive par les habitans, c’est que je les surprenais en flagrant délit. J’y ai gagné une abondance inusitée de manioc apporté avec une rare exactitude. Évidemment, ces gens, pour être aussi aimables, ne se sentaient pas la conscience très nette.