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pour Katkof le premier grand roman qu’il ait produit après sa sortie du bagne. « Écoute-moi, mon cher frère ! Ce roman a naturellement les plus graves défauts : mais je crois aussi qu’il a de précieuses qualités. J’y ai travaillé presque sans arrêt pendant deux ans. Le début et le milieu sont suffisamment au point : mais pourquoi faut-il que la fin soit écrite avec beaucoup trop de hâte ! » Le 35 janvier 1869, il annonce à sa nièce qu’il vient de terminer son Idiot, dont il lui a écrit naguère qu’il tâcherait à y traduire « une ancienne idée toujours profondément méditée et aimée. » Maintenant l’Idiot est terminé : mais Dostoïevsky en est « très mécontent, » car « il n’y a pas dit même la dixième partie de ce qu’il aurait voulu y dire. » Il atteste que personne « ne voit mieux que lui les défauts » du roman. « Et si vous saviez combien je m’irrite de ces défauts, combien leur souvenir m’est intolérable ! » Pas un de ses romans dont le souvenir ne l’« irrite » au même point ; et toujours, devant lui, l’affreuse perspective d’autres échecs pareils !


Que l’on imagine le martyre d’un Flaubert condamné, sous peine de mort, à « bâcler » en quelques mois Madame Bovary ou la Tentation de saint Antoine ! Ou plutôt non ; et peut-être est-ce là l’épreuve la plus désolante du long martyre caché de Dostoïevsky ! Car le fait est que, toute sa vie, le Flaubert russe s’est vu contraint de renoncer à la réalisation de ceux de ses rêves qui lui tenaient au cœur le plus profondément ; et lorsque la pensée lui est venue d’une Madame Bovary ou d’une Tentation de saint Antoine, force lui a été de la garder pour soi seul, sachant trop que les circonstances ne lui permettraient pas d’en tirer le parti qui aurait convenu. « Figure-toi, — écrivait-il à sa nièce le 10 septembre 1869, — que je suis à présent complètement accaparé par une idée nouvelle ! Mais je ne puis songer à essayer de l’exécuter, car il faut encore que j’y réfléchisse beaucoup et amasse une foule de matériaux nécessaires à son exécution. Si bien que me voilà obligé, pour le moment, d’inventer et de rédiger une série d’autres histoires ! Cela est affreux ! »

Déjà l’« idée » de son Crime et Châtiment l’avait ainsi à la fois hanté et effrayé pendant bien des années. Il l’avait conçue dès sa sortie du bagne, et maintes de ses lettres d’alors nous laissent deviner la forte prise qu’elle avait eue sur lui. Mais comment songer à « exécuter » une idée de cette envergure sans disposer du loisir qu’elle aurait exigé ? Longtemps Dostoïevsky a craint de la profaner en y touchant d’une main trop hâtive ; et tout en conservant pieusement, dans le repli le