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idée que le manque de loisir l’a fatalement empêché de nous rendre vivante 1 Pas une de ses lettres où il n’en parle à ses amis, avec un mélange touchant d’enthousiasme et d’effroi. De mois en mois nous devinons que le projet s’anime, s’étend, revêt des dimensions et une portée surhumaines. « Ce roman sera ma dernière œuvre. Que j’arrive seulement à l’écrire, et jamais plus je n’écrirai rien d’autre. C’est lui qui portera témoignage de moi devant mon pays et devant l’avenir ! » Hélas ! les années allaient passer sans que Dostoïevsky arrivât à écrire le roman où il avait espéré pouvoir enfin nous « ‘donner sa mesure ! »

La première mention détaillée du futur roman nous apparaît dans une lettre écrite de Florence, le 23 décembre 1868 :


Ce que j’ai en vue maintenant est un grand roman intitulé : l’Athéisme, — mais, pour l’amour du ciel, que ceci reste entre nous ! Avant d’aborder mon sujet, il faudra que je lise une bibliothèque entière d’œuvres d’auteurs catholiques et orthodoxes. Même dans les circonstances les plus favorables, impossible d’achever l’ouvrage avant deux ans. Je tiens déjà la figure principale. Un Russe de notre monde, d’âge mûr, avec une instruction moyenne, et occupant une situation sociale assez considérable, voilà que, brusquement, il perd sa foi en Dieu ! Toute sa vie, il s’est exclusivement occupé de son service, est toujours resté dans les voies ordinaires, et ne s’est signalé d’aucune façon jusqu’à sa quarante-cinquième année. (La crise sera d’ordre purement psychologique : des sentimens très profonds, tout humains et spécifiquement russes.) Cette perte de sa foi produit sur lui une impression énorme. Il tente de se rattacher à la nouvelle génération, fréquente les athées, les Slavophiles, les Occidentaux, les membres de nos sectes russes, les représentans du clergé. Entre autres choses, il tombe dans le piège d’un jésuite polonais. De là, il se plonge dans l’abîme de la secte des Flagellans ; et en fin de compte il découvre le Sauveur et la terre russe, le Sauveur russe et le Dieu russe. (Pour l’amour du ciel, ne soufflez mot de cela à personne ! Quand j’aurai écrit ce dernier roman, je consens volontiers à mourir : car j’y aurai exprimé tout ce que j’ai sur le cœur.)


A sa nièce, le mois suivant, il annonce qu’il « porte en soi le plan d’un roman gigantesque. » Il ajoute : « Mon sujet est l’Athéisme. Mais ne t’imagine pas que ce soit un réquisitoire contre les opinions dominantes d’aujourd’hui ! Non, c’est quelque chose de tout différent : un véritable poème. Il faudra que mon livre s’empare du lecteur, même contre son gré. J’aurai nécessairement à entreprendre un très vaste travail de préparation. J’ai déjà esquissé très heureusement, dans ma tête, deux ou trois des personnages principaux, et notamment un prêtre et enthousiaste catholique. Ce roman est assuré