Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 22.djvu/206

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

viennent chacun de son côté, causent un peu de temps, et puis s’en vont chacun de son côté. C’est d’une grâce jolie et singulière ; et c’est, pour les yeux comme pour l’esprit, l’indication, j’allais dire, le symbole de la pensée que le poète a voulu rendre. De même que leurs chemins sont parallèles ou, du moins, s’approchent et ne se joignent pas, ainsi ne se touchent pas les mots que disent Camille et Perdican. Des âmes sont toutes proches sans se joindre : « Quelles solitudes que tous ces corps humains ! »

Avec Bridaine, avec Blazius, le baron s’agite. Mais l’agitation de ces bonshommes n’a aucune influence sur la pièce. L’amour de Camille et de Perdican suit son double chemin sans que la volonté de personne y change absolument rien. C’est le caractère de cette comédie : les plus remuans personnages n’y ont pas d’efficacité. Le défaut de cette comédie ? Plutôt, c’en est la signification : il y a rêve et plaisir à voir l’amour tout seul faire ses manigances, indépendamment de toutes les volontés qui l’environnent. Plus tard, Camille vient à Perdican : « Je vous ai refusé un baiser ; le voilà… » Naguère si froide et farouche, pourquoi si tendre, Camille ? Quel retournement de son caractère ! Avec une étrange désinvolture, Musset néglige l’art auguste des préparations. Mais il laisse l’amour tout seul procéder à sa guise, selon de mystérieux caprices ; et il tient à ne pas écarter le mystère d’une aventure où le mystère est tout. Il y a bien Camille ; et il y a Perdican ; et ils font ceci ou cela : mais il y a surtout l’amour, qui les mène à sa fantaisie.

Le dialogue de Camille et de Perdican, poème accompli ! Ce ne sont plus Camille et Perdican : un jeune homme et une jeune fille qui se rencontrent à côté d’une fontaine. Entre eux, un personnage qu’on ne voit pas : l’Amour. Il n’est pas figuré, comme ailleurs, par une statue, car nulle image immobile n’aurait la ressemblance de sa mobilité souriante et furtive. Le jeune homme et la jeune fille échangent des propos qui ne sont qu’une allusion à leur tendresse. Pendant qu’ils parlaient, une ombre se glisse près d’eux : c’est la vie, avec le présage des cheveux gris et des cheveux blancs. Alors, les yeux de l’autre personnage qu’on ne voit pas, l’Amour, se sont voilés d’un rêve qu’on ne voit pas. L’Amour a frissonné.

Dans cette comédie, les ressorts dramatiques sont peu de chose. Il n’y a point d’événemens. Perdican dit à Rosette qu’elle est jolie ; et il l’embrasse. Sur la main de Rosette, une larme tombe, une larme de Perdican. Ce n’est rien ; et une larme est tombée, comme passerait un nuage futile dans un beau ciel. Une larme tout simplement ; et il