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des symphonies de Mozart ou de Haydn sans paraître soupçonner les révolutions survenues, sous l’influence du temps, jusque dans les sentimens artistiques les plus profonds du cœur de ces maîtres : je renverrais M. Curtius à son propre livre sur Ferdinand Brunetière, qui n’aurait pas eu lieu, — ou du moins n’aurait pas été ce que nous le voyons, — si le critique allemand s’était un peu pénétré de la valeur d’une telle méthode « chronologique. » Le fait est que, faute pour lui d’avoir tenu compte de cette méthode, tout son patient et minutieux travail d’analyse nous apparaît quasiment sans profit. Tantôt, sur une même question, il a rapproché des opinions de Brunetière qui lui ont semblé pareilles, mais qui ne l’étaient pas en réalité, attendu que les mots eux-mêmes avaient plus ou moins changé de sons, à mesure que se transformait l’être entier de l’artiste ; et tantôt il nous a signalé comme contradictoires d’autres opinions qui, en réalité, ne constituaient que des expressions différentes d’un même état d’âme, revêtant au dehors des apparences diverses, ou parfois contraires, sous l’effet des années.


Sans compter qu’assurément l’œuvre de Brunetière était une de celles qui pouvaient le plus mal s’accommoder d’être ainsi dépecées par ordre de sujets. L’entreprise d’un Esprit de M. Nicole n’offrait peut-être pas d’obstacles trop graves à ses anciens éditeurs (ou du moins je me plais à le supposer) ; mais vouloir rassembler côte à côte, en un même tableau, les opinions successives de Brunetière sur les hommes et les choses, c’était trop méconnaître la féconde mobilité naturelle de cette âme de feu. Et puisque, décidément, la place me manque pour relever aujourd’hui, comme je l’aurais désiré, l’injustice flagrante des reproches adressés par M. Curtius à l’« historien » et au « philosophe » qu’a toujours été le maître français, il faut au moins que, de tout mon cœur, je proteste contre celles de ses conclusions qui visent l’individualité foncière de l’« artiste. » S’ajoutant à ces « voix » autorisées des « élèves ou amis » de Brunetière qu’il a eu grandement tort de ne pas écouter, il faut que mon humble voix lui révèle, en deux mots, l’« intensité » monstrueuse de son erreur sur ce point capital de sa patiente enquête !


« La personnalité esthétique de Brunetière n’est pas assez complexe : il n’est pas le Protée que doit être le véritable critique. Il n’a pas le pouvoir de se changer en d’autres âmes… Son esprit nous fait voir ce que ses compatriotes appellent une mentalité simpliste, » —