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étrange qu’à dix mois de distance, il ait eu l’occasion de protéger à Paris le départ de Charles X, étant alors capitaine de la Garde Royale, et qu’il veille aujourd’hui à Rome sur la reine Hortense ! Petit, de bonne tournure et de bonnes manières, il a tout l’esprit qu’il faut pour plaire ; sa figure même serait agréable sans de gros yeux ronds à fleur de tête qui ressemblent à des lanternes de cabriolet.

Nous dînions gaiement avec nos deux défenseurs quand les domestiques effrayés sont venus dire qu’on entendait des coups de fusil. Mgr Ruspoli a paru à son tour, tout hors d’haleine ; il venait, disait-il, rassurer la Reine et il était sûrement plus effrayé qu’elle. Sur son ordre, ses gens ont fermé tant bien que mal la grande porte, qui n’avait pas tourné sur ses gonds depuis quinze ans, et dont les deux battans joignaient fort mal.

La cause de sa terreur est une proclamation nouvelle qui enjoint à la population bien intentionnée de prendre les armes au premier coup de canon tiré du château Saint-Ange. Dans une ville, à ce point chargée d’électricité, un conseil aussi imprudent peut suffire à déchaîner la Révolution. Cependant la soirée se passe à prêter l’oreille aux bruits de la rue et s’achève sans que le silence ait été troublé par autre chose que le pas des patrouilles ou les fers des chevaux battant le pavé. Quelques visiteurs entrent et sortent, allant au bal de l’ambassade de Russie. Mgr Ruspoli revient dire que tout est fini, que la nuit sera calme ; c’est, pour nos gardes du corps, le signal de rentrer chez eux.

Le dimanche, la Reine reçoit M. de Latour-Maubourg, qui vient à pied, sans doute pour mieux cacher sa visite, et qui a le regret de se rencontrer avec plusieurs personnes. Nous ne saurons sans doute jamais ce qu’il voulait dire ; mais M. Delcinque assure que la veille, dès le matin, le secrétaire d’Etat Bernetti avait eu la nouvelle du mouvement préparé pour trois heures et qu’il avait demandé au Pape l’interdiction de la promenade du Corso. Le Saint-Père, toujours enclin aux moyens de douceur, avait résisté d’abord et ne s’était rendu que sur les détails circonstanciés donnés et certifiés par notre ambassadeur.

M. de Sainte-Aulaire savait d’une manière sûre que les conjurés, au nombre de mille, avaient pris pour signe de ralliement une ceinture bleue. Ils devaient, masqués, se mêler à la foule qui remplit le Corso et s’approcher de la haie des