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pouvons. Grâce un peu à Chateaubriand lui-même, comme il s’en fait gloire, chacun sait aujourd’hui que Jérusalem n’est plus « au bout du monde. » Il n’est plus nécessaire d’être un chevalier à l’âme aventureuse pour aller remplir au Jourdain un bidon de fer-blanc ; et il faut un minimum d’héroïsme pour refaire, derrière Chateaubriand, son « itinéraire » d’il y a cent ans. Mais le voyageur moderne a beau arriver en chemin de fer à Jérusalem et à Olympie, il a beau visiter « à la vapeur » toutes les « curiosités » d’un univers rapetissé, — la fougue dévorante de Chateaubriand le déconcerte. Près d’un tel homme, qui a tant fait et tant vu en si peu de jours, il sent l’insuffisance de ses souvenirs personnels, et doit chercher des aides. Les voici :

Le premier ne paraît pas d’abord un très redoutable critique : c’est Julien, Julien tout court, « le frère de la cuisinière » de M. de Chateaubriand, qui a été promu, pour le voyage, à la dignité de valet de chambre. On sait, par une jolie lettre de Joubert, que ce brave garçon avait été équipé par son maître comme un « icoglan » du Grand Seigneur. Joubert nous le montre sur le siège de la confortable « dormeuse » qui emmène vers Venise M. et Mme de Chateaubriand.


Il faut dire que cet icoglan, qui est, d’ailleurs, un brave garçon, a au moins quarante-six ans et la peau d’un rôti brûlé. Or il l’a affublé d’une espèce de turban bleu orné de galons d’or, petite veste et pantalon de même couleur : il a oublié les moustaches, ce qui sera la cause que ce pauvre homme, qui a l’air fort doux et l’œil d’un menuisier honnête, tel qu’il avait toujours été, ne pourra faire peur à personne, et fera rire tout le monde, à commencer par son patron.


On ne peut pas être plus vigoureusement barbouillé de « couleur locale ; » et j’imagine que M. Jourdain, partant chez le Grand Turc, aurait ainsi déguisé ses gens ; mais M. Jourdain n’aurait pas ri. C’est de cet icoglan placide que viendra parfois la contradiction, car Julien, lui aussi, a pris des notes de voyage. On le savait déjà par Chateaubriand : « Julien, mon domestique et compagnon, a, de son côté, fait son Itinéraire. » Le maître n’a pas refusé au valet l’honneur de le consulter et a vanté son « exactitude. » Il n’a même pas cru pouvoir mieux faire, dans les Mémoires d’outre-tombe, pour rappeler les principaux épisodes de son voyage, que de ranger en citations parallèles quelques fragmens significatifs de leurs deux Itinéraires,