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qu’un « ami de la Vérité » le remplaçât pour la fin de l’Itinéraire et achevât sa rude besogne auprès de l’« imposteur. » Le vœu d’Avramiotti vient de se réaliser ; et ce Grec a. trouvé cent ans plus tard, chez un Arménien, l’héritier de ses vengeances.

Ce n’est pas que le jeune et subtil Mékhitariste, qui s’est imposé comme compagnon à l’auteur de l’Itinéraire, lui ait montré un visage bien farouche. Après avoir découvert, dans une surprise presque indignée, les premiers « mensonges » de Chateaubriand, il a senti bien vite s’émousser en lui la volupté de l’indignation ; il a compris qu’il serait ridicule de faire le régent de collège avec un écolier de cette qualité, et il s’est contenté d’enregistrer sans fracas les résultats divertissans de son enquête. Aussi honnête que Julien, plus savant qu’Avramiotti, et mieux armé encore pour faire l’inquisiteur, s’il l’eût voulu, il a cédé sans peine à la contagion du maître ironiste qu’il accompagnait ; et, laissant la férule et bonnet doctoral, il a préféré tempérer ses remarques d’admiration et s’introduire amicalement dans l’intimité d’un grand artiste[1].

Il ne lui a pourtant épargné aucune des formalités et des minuties de la critique. Il a d’abord observé qu’avant de faire paraître son Itinéraire complet de 1811, Chateaubriand en avait publié des extraits anticipés à la suite de la 3e édition des Martyrs ; et, rien qu’à juxtaposer ces deux textes, qui auraient dû être identiques, il a bien compris que ce hardi voyageur n’était vraiment pas « comme les autres » et que les contradictions ne l’embarrassaient guère. Non seulement, dans cet espace d’un an, les paysages qu’il avait vus jadis avaient pris de nouvelles couleurs, mais le tragique des situations s’était renforcé, des actes d’héroïsme s’étaient insinués dans la trame du récit, les noms de lieux avaient changé comme au petit bonheur, les jours s’étaient raccourcis ou allongés selon une fantaisie dont la loi échappait. En 1810, sa dernière étape avant Argos s’appelait Saint-Pierre ; en 1811, elle s’appelle Saint-Paul ; sur quoi, Avramiotti pousse les hauts cris, déclare qu’il n’y a jamais eu de Saint-Paul en Grèce, et que Chateaubriand l’a créé de toutes pièces. S’il avait lu le premier texte, toute son

  1. P. Garabed Der-Sahaghian, Chateaubriand en Orient. Ce travail, qui a été fait sous ma direction et qui fut d’abord une thèse de doctorat présentée à l’Université de Fribourg, vient de paraître à Venise (Saint-Lazare), Imprimerie arménienne, in-8. En dépôt à Paris, à la librairie Champion.