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chefs-d’œuvre honorés des deux astérisques. Il va à travers le monde à la cavalière, par bonds fiévreux qui restent incompréhensibles pour nous. L’homme qui demeurera six semaines à Tunis se contente de trois jours à Jérusalem et d’autant pour Athènes. Il a des lassitudes et des somnolences énigmatiques, puis de brusques élans, qui semblent ne devoir jamais s’épuiser. Il traverse les pays à bride abattue, arrive en pleine nuit à l’étape, en repart avant l’aurore, et tandis que ses gens, fourbus et mal contens, ronflent, il griffonne des notes, arpente le sol ou regarde le ciel. Un voyage comme celui-là se poursuit en partie double. Il y a ce que l’on pourrait appeler le voyage extérieur, qui nous étonne, nous scandalise et nous ahurit ; et il y a le voyage intérieur, où l’autre achève de s’élaborer, quand il ne s’y renouvelle pas entièrement, et dont le secret nous échappe. Ce n’est point l’ « itinéraire » méthodique et lent de la « tortue. » Cette « tortue » a des ailes, et souvent le vol de l’aigle.


III

Il l’a senti parfois ; et il a eu le courage, ou, si l’on veut, la bonne grâce de le dire. On le sent alors dans son rôle, et rien ne s’oppose plus à sa séduction. Il a compris que son génie n’était point d’être un archéologue ambulant, mais François-René de Chateaubriand, qui regarde en amateur hommes et choses, et qui ne cherche pas tant à les voir comme ils sont qu’à les voir pour se divertir. De place en place, quand il a copié bien sagement ses guides, il s’étonne lui-même de se trouver dans ces broussailles de pédans ; alors il s’ébroue, et, d’un mot, il se laisse voir dans toute sa vérité. On lui parle de la petite ville de Calamathe, qui se trouve sur la route de Sparte : « Calamathe, dit-il, que l’on prendra, si l’on veut, pour Calathion (il oublie même que le Calathion est une montagne), Cardamyles ou Thalamis. » Le voici sur les ruines de Sparte, son Pausanias en main, mais ce Pausanias ne rend que plus plaisante sa fantaisie : « J’ai compté, dit-il, dans ce vaste espace sept ruines debout et hors de terre, mais tout à fait informes et dégradées. Comme je pouvais choisir, j’ai donné à l’un de ces débris le nom du temple d’Hélène, à l’autre celui du tombeau d’Alcman, j’ai cru voir les monumens d’Egée et de Cadmus, je me suis déterminé ainsi pour la fable. » A la bonne