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plus poussés même que certains « chromos » des Martyrs, si l’on ose parler avec quelque irrespect. Ce ne sont pas des « choses vues, » comme dira Hugo, mais des « choses pensées » après avoir été « vues. » Ce sont des tableaux concentrés, à force d’avoir été médités, où il ne reste plus les couleurs des choses, mais seulement les couleurs que prend l’esprit au contact des choses. « Quand on voyage dans la Judée, d’abord un grand ennui saisit le cœur ; mais, lorsque, passant de solitude en solitude, l’espace s’étend sans bornes devant vous, peu à peu l’ennui se dissipe, on éprouve une terreur secrète, qui, loin d’abaisser l’âme, donne du courage et élève le génie. » C’est ici le dernier mot de l’artiste dans l’Itinéraire. Il trouvera toujours assez de beauté dans un paysage qui saura exalter son génie. Pour retenir son regard, il lui faut des terres déjà lourdes de gloire, qui lui permettent de fraterniser, par la méditation et par l’admiration, avec tout ce qui s’est fait de grand chez les hommes. « Quelle est donc, se demande-t-il, la magie de la gloire ! Un voyageur va traverser un fleuve qui n’a rien de remarquable. On lui dit que ce fleuve se nomme Sousonghirli ; il passe et continue sa route ; mais, si quelqu’un lui crie : C’est le Granique ! il recule, ouvre des yeux étonnés, demeure les regards attachés sur le cours de l’eau, comme si cette eau avait un pouvoir magique. » Que lui font les rues bigarrées de Tunis, où, depuis des siècles, grouille une multitude de barbares sans beauté et sans passé ? Carthage seule l’attire et la gloire d’Annibal. Une des plus fortes émotions de son voyage fut de contempler les Pyramides, et, devant cette masse paradoxale, qui s’impose despotiquement à la pensée comme aux yeux, de sentir le défi de la gloire :


Pour moi, dit-il, loin de regarder comme un insensé le roi qui fit bâtir la Grande Pyramide, je le tiens, au contraire, pour un monarque d’un esprit magnanime. L’idée de vaincre le temps par un tombeau, de forcer les générations, les mœurs, les lois, les âges à se briser au pied d’un cercueil, ne saurait être sortie d’une âme vulgaire. Si c’est là de l’orgueil, c’est du moins, un grand orgueil. Une vanité, comme celle de la Grande Pyramide, qui dure depuis trois ou quatre mille ans, pourrait bien, à la longue, se faire compter pour quelque chose.


Mais, à méditer aux pieds des Pyramides et sur les grandes ruines du passé, il lui semble qu’il participe à toute la gloire qui flotte encore sur elles, et qui reste, en quelque sorte, disponible