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feuillets seraient coupés jusqu’aux dernières pages ; si l’on y trouvait, aux marges, des coups de crayon, je suis sûr qu’ils ne marqueraient pas l’assentiment. Et enfin, la fraternité spirituelle d’un Jules Lemaître et de Nietzsche, je la nie. Il n’est pas de fraternité spirituelle entre « le plus subtil esprit français, » — le plus sincère et le plus réfléchi, le plus naturellement délicieux, — et ce « Sur-Boche », si j’ose m’exprimer ainsi. Non ! et la toquade nietzschéenne, avec ses beaux dehors de poésie, put un instant séduire ou amuser nos idéologues : elle n’a point touché les âmes françaises. Il y a, entre ce pédantisme lyrique et nous, une antipathie essentielle.

Mais, entre le nietzschéisme et l’âme allemande, l’âme de l’Allemagne nouvelle, n’y a-t-il point un accord profond ? Jacque Vontade ne pose pas ce problème. Cependant, lisons le chapitre où Jacque Vontade raconte ses promenades berlinoises. Elle suit, au Thiergarten, cette Allée de la Victoire où l’Empereur a fait dresser les monumens de trente-deux héros qu’il a « découverts dans sa famille : » tous jolis garçons et qui, par leur attitude, prouvent que très anciennement les Hohenzollern devinaient l’avenir, leur royauté prussienne, l’hégémonie de la Prusse en Allemagne et, quoi encore ? l’universelle hégémonie de l’Allemagne. Dans l’Allée de la Victoire, chemine un loqueteux. « Il a une cravate tordue et dénouée, un col déboutonné, une figure d’un jaune vilain, où les yeux chavirent. Il s’approche d’un groupe, salue profondément. Personne ne lui répond. Il va plus loin, salue encore, puis s’arrête et, d’une voix âpre qui parfois se casse péniblement, il prononce un discours, frappe sa poitrine à grands coups de poings. Il s’interrompt, rit aux éclats, prend un air insulté, se remet en marche… » C’est un fou : on ne le regarde seulement pas. Après cela, Jacque Vontade va au jardin zoologique. En revenant, elle monte dans le tramway. Un jeune homme bientôt la suit ; et « il tombe sur la banquette, comme en défaillance. » Il ne s’évanouit pas. Il a des mouvemens convulsifs. « Il murmure tout bas des paroles rapides… Il agite les pieds et les mains comme un enfant nerveux. Ses cheveux secs ressemblent à ceux qu’on retrouve dans les tombes. Ses yeux, qui luisent d’une manière insupportable, deviennent fixes. Il semble écarter quelque chose de son front, regarde dans sa main, s’étonne de n’y rien voir. Soudain, il se lève, bouscule les gens, saute du tramway, s’éloigne, faisant des signes, appelant quelqu’un. Mais il n’y a personne ; la rue est vide. Encore un fou !… » On ne le regarde pas plus que l’autre. Jacque Vontade se demande si peut-être il n’y a pas, en Allemagne, tant de fous qu’on renonce à les enfermer et que