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allemandes. Qu’importe ? Les tableaux sont frelatés ; mais, au moins, les étiquettes sont flatteuses : Carpaccio, Titien… Le Carpaccio et le Titien, le même artiste les a perpétrés : quel habile garçon ! Et on le décorerait, plutôt que de le blâmer. Berlin, capitale de l’Empire, se devait d’avoir un musée sans lacunes ; les énergiques et rapides Berlinois ont fait leurs commandes. Et quelle joie, le jour que M. Bode, savant directeur de ce musée, acheta une tête de cire qu’il attribua, sans délai, à Léonard de Vinci ! A Léonard de Vinci, pourquoi ? D’abord, la tête souriait ; et chacun sait que les têtes souriantes sont de Léonard de Vinci. En outre, et principalement, ne convenait-il pas à la gloire de l’Empire que le musée de Berlin possédât une œuvre de Léonard de Vinci sculpteur, trésor unique ?… M. Bode avait payé sa fameuse tête de cire cent mille francs. C’est pour rien ! Mais il se, trouva que « le chef-d’œuvre du XVe siècle était bourré de journaux anglais auxquels la majeure partie du public ne voulut pas admettre que Léonard fût abonné. » Fâcheuse aventure ? Pas du tout ! On se garda bien de jeter au ruisseau ou même de loger au grenier cette cire malencontreuse. On la laissa en belle place, au milieu d’une salle qui est au milieu du musée. On ne toucha point à l’étiquette : Léonard de Vinci, buste de femme en cire colorée. « M. Bode est fier ; tout le monde est content. Et voilà la grande manière !… » Quand on sut à n’en pas douter que le savant M. Bode avait été la dupe d’un malin, personne ne se fâcha. L’on détesta seulement les critiques indisciplinés qui, surtout à l’étranger, divulguaient la fraude : des envieux ! On les méprisa, on refusa de les entendre ; et l’on se félicita d’une aubaine excellente. Il paraît que l’Empereur, informé, ne sourcilla point ; il déclara : « C’est une erreur qui coûte cent mille francs. Qu’importe ? M. Bode nous a enseigné tant de choses, et qui valent plus de cent mille francs. » Jacque Vontade trouve ce mot « noble et charmant. » Jacque Vontade, à ce propos, ne craint pas de comparer Guillaume II et Louis XIV, qui, recevant Villeroi après la défaite de Ramillies, l’embrassa et s’occupa de le consoler affectueusement. Jacque Vontade écrit enfin : « Guillaume II a montré en plus d’une occasion qu’il avait cette sorte d’élégance au degré suprême… » Mais, depuis lors, Guillaume II a montré, en plus d’une occasion, que le faux n’était pas pour lui déplaire et qu’il n’avait aucune horreur du mensonge. Soyons sûrs qu’avec son digne peuple berlinois il se félicita de posséder, dans son musée impérial, un buste en cire, même bourré de journaux anglais, un buste en cire de Léonard et qu’il estima M. Bode, oui, comme le plus grand acheteur d’objets d’art de la plus grande Allemagne.