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lui le Chef du pouvoir exécutif. Il y consentit, mais ce titre de Chef lui déplaisait et il en parlait avec une certaine ironie. On sentait déjà qu’il tenait à être Président, mais comme cette Présidence ne pouvait être que celle de la République, il avait à compter avec les légitimistes et les orléanistes que cette dénomination inquiétait fort. Il lui fallut alors une habileté, une dextérité, une finesse, un brio extraordinaires pour apaiser tous les soucis, vaincre tous les scrupules, dissiper tous les soupçons, prévenir tous les griefs. Les uns l’acceptaient vaille que vaille., les autres le subissaient comme un maître, comme un guide ; ceux-ci comme une nécessité, ceux-là comme un expédient ou un provisoire. Il négociait adroitement avec les uns et les autres. Il leur montrait les difficultés et les dangers de la route à parcourir et la nécessité pourtant absolue de faire quelque chose. Il ne cessait de leur répéter qu’on verrait plus tard quelle forme de gouvernement on adopterait, mais qu’il fallait d’abord régler la question primordiale du moment. L’alternative était très nette : ou la paix, ou la guerre. Il préparait avec soin toutes les voies et ne livrait rien au hasard. Il se préoccupait de faire dresser pour l’élection du bureau de l’Assemblée une liste de conciliation, dans laquelle il proposait Jules Grévy comme président ; Benoist d’Azy, Léon de Maleville, le marquis de Vogué et Vitet comme vice-présidens ; Baze, Martin des Pallières et Martel ou Princeteau comme questeurs. Il pensait déjà à constituer son cabinet et jetait ses vues sur Jules Favre, Jules Simon, Ernest Picard, Larcy, Dufaure, Jauréguiberry. Les radicaux ne l’aimaient guère, et cependant, de crainte d’avoir à subir un autoritaire de droite comme le duc d’Audiffred-Pasquier, qui jouissait d’un grand crédit politique, ils se résignaient à le voir arriver au pouvoir. On savait d’ailleurs qu’il était au fond de l’âme opposé à une Restauration monarchique immédiate, surtout légitimiste, et qu’il avait même ses ambitions personnelles appuyées sur la confiance de la France et l’estime de l’Europe.

Il manifesta son autorité dès le 17 février, lors de la protestation des Alsaciens-Lorrains. Je ne veux qu’esquisser ici cette séance historique, ayant déjà eu l’occasion d’en parler avec force détails, soit dans mon livre sur les Causes et Responsabilités de la guerre de 1870, soit dans une brochure spéciale[1] qu’on

  1. La protestation de l’Alsace-Lorraine à Bordeaux, avec documens authentiques et fac-similés, vol. in-8o, Paris, 1914.