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tant d’années durant, a patiemment forgé une formidable et coûteuse machine de meurtre, de conquête et de rapine, la tentation de s’en servir doit être pour lui parfois singulièrement forte, et, suivant le mot d’un général allemand, qu’il peut se lasser de « toujours tirer à blanc. » Ils savent que, dans une nation fortement hiérarchisée et disciplinée, toute solidaire de son chef, et d’ailleurs pourrie d’orgueil et de béate infatuation, la guerre peut dépendre d’une imprudence ou d’un coup de tête, d’un spasme de jalousie, d’un sursaut de vanité blessée, bref, d’un caprice individuel et d’une heure de démence impériale. Et ils savent aussi, pour avoir étudié son histoire, et pour l’aimer d’un tendre amour, que la France est le pays des surprises, des réveils extraordinaires et des rédemptions subites, et qu’il ne faut jamais désespérer d’elle, et qu’il n’est pas sûr, en un mot, que la conquête allemande soit éternelle. Mais enfin, tout cela est du domaine de l’hypothèse : la réalité actuelle est tout autre. Il s’agit, pour le moment présent, de vivre on Allemagne, et sur le pied de paix ; il s’agit d’avoir avec les Allemands des rapports honnêtes, et, sinon cordiaux, au moins courtois, de tolérance réciproque ; il s’agit de ne pas, en émigrant, laisser prendre sa place par l’Allemand qui sûrement la guette ; il s’agit de maintenir sur le sol germanique un coin de France que la France pourra retrouver un jour, et qu’en tout cas l’Allemagne n’a pas le droit d’exproprier…

Un instant, on aurait pu croire que l’Allemagne allait comprendre que ce nouvel état d’esprit n’était pas en contradiction formelle avec son intérêt de conquérante, et que même elle en pourrait bénéficier. C’est l’époque où l’on eut, en haut lieu, quelque velléité de libéralisme à l’égard de l’Alsace, où l’on consentit à lui donner une constitution qui, sans être assurément parfaite, réalisait pourtant un réel progrès sur le régime antérieur. Si l’Allemagne avait été sage, si elle avait persévéré généreusement dans cette voie, aurait-elle réussi à faire oublier ses brutalités, ses maladresses, ses inutiles tracasseries ? et le rêve des Alsaciens « pacifistes » et conciliateurs aurait-il pu être exaucé ? En tout cas, la France eût perdu tout droit sur l’Alsace, du jour où l’Alsace, sous ses nouveaux maîtres, se fût déclarée satisfaite et heureuse.

Mais l’Allemagne n’a pas été sage ; l’Allemagne n’a su être ni habile, ni généreuse. Elle a fait pâtir l’Alsace des déceptions