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avait annoncé la volonté de se maintenir, et il est encore difficile de dire si la funeste initiative qu’elle vient de prendre, — funeste surtout pour elle, — n’amènera pas de nouvelles perturbations dans les Balkans. Après les épreuves qu’elle a traversées et qui l’ont laissée démembrée et pantelante, la Turquie avait besoin d’une longue paix pour cicatriser ses blessures et reprendre des forces ; le plus simple bon sens, la plus vulgaire prudence lui conseillaient de suivre, au milieu des agitations de l’Europe, une politique d’abstention et de recueillement et il est probable que, si elle avait été libre, c’est en effet cette politique qu’elle aurait adoptée ; mais elle est livrée, depuis quelques années, à une bande d’aventuriers qui l’ont livrée elle-même à l’Allemagne. Celle-ci, dans la situation critique où elle se trouve, ayant perdu un de ses alliés et ameuté l’Europe contre elle, cherchant à échapper par tous les moyens à la destinée qui la menace, a frappé du fouet et piqué de l’éperon le vieux cheval fourbu, pour l’obliger de force à se redresser et le jeter haletant sur le champ de bataille. L’intervention de la Turquie ne sauvera pas l’Allemagne, mais elle coûtera très cher à la Turquie. Survivra-t-elle à cette nouvelle épreuve ? Il faudrait pour cela qu’elle trouvât une fois de plus la bonne volonté de l’Europe et elle paraît bien l’avoir définitivement découragée. On a fait vivre la Turquie artificiellement parce que sa survie paraissait utile à la paix générale ; mais si, au lieu d’y servir elle y nuit, si elle cesse d’être un élément d’équilibre, si elle ajoute de la guerre à la guerre et apporte un tison de plus à l’incendie qui déjà fait rage, la Turquie, qui ne pouvait durer que grâce à la bienveillance et à la complaisance de tous, aura coupé de sa propre main le fil ténu qui retenait sur sa tête une nouvelle épée de Damoclès. Elle seule sera responsable de sa ruine.

L’opinion universelle a désigné Enver Pacha comme l’auteur de l’entreprise. Tout lui ayant réussi jusqu’à présent, son étrange fortune l’a encouragé à toutes les audaces. Il a été un des promoteurs principaux de ce mouvement révolutionnaire de la Jeune-Turquie sur lequel la vieille Europe, habituellement moins candide, s’est fait au début tant d’illusions. Il n’y avait qu’une voix pour célébrer l’héroïsme des Jeunes-Turcs, qui se disaient des disciples fidèles de la Révolution française et promettaient de régénérer leur patrie par la liberté. On assure qu’Enver pacha, alors Enver bey, s’est assigné tout de suite le rôle de Napoléon. Il se croyait un grand homme de guerre parce qu’il avait fait ses études militaires en Allemagne et avait été attaché militaire à Berlin. L’espèce de démence que l’orgueil de sa